Le juge Souleymane Teliko a fait l’objet d’une enquête diligentée par l’Inspection générale de l’Administration de la Justice (Igaj), qui a conclu à sa traduction devant le Conseil de discipline des magistrats. L’enquête a été conduite par des magistrats qui ont conclu avoir relevé de faits susceptibles de constituer des fautes et en conséquence ont-ils préconisé la saisine du Conseil de discipline des magistrats.
Cette instance qui sera, elle aussi, constituée exclusivement de magistrats, devra connaître de cette affaire et appréciera les faits retenus contre le Juge Teliko par le rapport d’enquête de l’Igaj. On ne saurait préjuger du verdict que les magistrats rendront à l’issue de l’examen du dossier de leur pair. On peut néanmoins présumer que tous les droits de la défense et les conditions d’un traitement ou procès équitable seront de rigueur. Déjà, Souleymane Teliko a exigé et a pu obtenir, au nom du principe que «tout ce qui n’est pas interdit est autorisé», ce qu’aucun magistrat n’avait eu avant sa dernière comparution, le 18 septembre 2020, devant l’Igaj, c’est-à-dire d’avoir la faculté de se faire assister par des avocats.
Teliko insulte Aliou Niane
Les avis sont partagés quant à la traduction de Souleymane Teliko devant le Conseil supérieur de la Magistrature. D’aucuns estiment que cela participerait à l’intimidation et au musellement de la Justice. Seulement, personne parmi les souteneurs du juge Teliko ne peut encore dire, à la face du monde, que le mis en cause n’a pas violé son serment de magistrat ou n’a pas outrepassé les autres limites fixées par la loi organisant le Statut de la magistrature. C’est comme si, pour l’intérêt que présenteraient ses déclarations pour la démocratie, l’Etat de droit ou on ne sait quelle autre cause, Souleymane Teliko pourrait continuer de violer allègrement la loi en toute impunité ! Pourtant, tout autre citoyen, en porte-à-faux avec la loi, subit la rigueur de cette loi devant les juridictions.
Pourquoi Souleymane Teliko ne devrait-il pas comparaître devant le Conseil de discipline comme le font régulièrement des magistrats contre lesquels des fautes auraient été retenues ? Pourquoi dans les autres corps de la Fonction publique, des agents violant les règles de leur profession peuvent-ils être traduits devant les instances régulières de discipline et qu’il faudrait une exception pour le juge Teliko ? Il y a quelques années de cela, le capitaine Mamadou Dièye, militaire soumis à l’obligation de réserve fixée par son statut professionnel, a été radié des corps de l’Armée nationale pour avoir manqué à ses devoirs.
Mieux, Aliou Niane, alors président de l’Ums, avait été traduit, en 2008, devant le Conseil de discipline des magistrats pour des prises de position publiques portant sur des revendications pour améliorer la situation des magistrats et de la Justice. La session du Conseil de discipline avait fini par ne retenir aucune faute ou sanction contre Aliou Niane. En avril 2017, Souleymane Teliko avait déjà fait l’objet d’une traduction devant le Conseil de discipline des magistrats, mais la procédure avait été abandonnée. On se rappelle qu’à l’époque, Aliou Niane avait mis le bleu de chauffe pour défendre, bec et ongles et partout, Souleymane Teliko, estimant qu’il était du rôle du président de l’Ums de dénoncer des mutations de magistrats, suite à une procédure imparfaite de consultation à domicile des membres du Conseil supérieur de la Magistrature. Je peux témoigner que Aliou Niane m’avait personnellement sollicité, avec insistance, pour intercéder afin d’éviter que la procédure disciplinaire ouverte contre le juge Teliko arrivât à terme.
Cette fois-ci, Aliou Niane, connu pour son inflexibilité et sa franchise, a estimé devoir, au sein des instances de l’Ums, mettre en garde ses collègues contre certaines dérives de Souleymane Teliko et de ses collègues qui voudraient apporter un soutien aveugle et irréfléchi au président de l’Ums. Aliou Niane écrit à ses collègues les mots suivants : «(…) Je regrette que la Chancellerie n’ait pas cru devoir engager une discussion avec l’Ums pour résoudre ce problème qui pourrait constituer une source de différend et d’incompréhension avec l’Ums. Je salue également toute la mobilisation développée au niveau des comités de ressort (Dakar, Thiès, Kaolack, Saint-Louis). Autant je salue cette mobilisation, autant je m’inscris en faux contre les objectifs visés. Pour ma part, je considère que le fait de commenter une décision de justice est une faute. Sur cette question, notre serment de magistrat ci-après est suffisamment explicite : «Je jure de bien et loyalement remplir mes fonctions de magistrat, de les exercer en toute impartialité dans le respect de la Constitution et des lois de la République, de garder scrupuleusement le secret des délibérations et des votes, de ne prendre aucune position publique, de ne donner aucune consultation à titre privé sur les questions relevant de la compétence des juridictions et d’observer, en tout, la réserve, l’honneur et la dignité que ces fonctions imposent.»
Le statut précise, en outre, que le magistrat «ne peut, en aucun cas, être relevé de ce serment». Cependant, même si je pense, très sincèrement, que le président de l’Ums a commis un lapsus qui demeure une faute, il est nécessaire de développer des actions de solidarité afin qu’il ne soit pas l’agneau du sacrifice. Mais, il faut savoir, en tout, raison garder. Dans cette perspective, la déclaration du comité de ressort de Dakar exagère sur les perspectives d’actions envisagées. Chers collègues, ne nous laissons pas divertir par ce qui constitue, à mes yeux, un épiphénomène.
Personnellement j’ai été frappé par une mesure identique. En effet, dans le cadre strict de la défense des intérêts des magistrats, j’ai été traduit devant le Conseil de discipline. Mais le Garde des sceaux, partie demanderesse, a été débouté de ses prétentions. Rien n’a été fait pour venir à mon «secours» alors que c’était lors des négociations Ums/Gouvernement. Oui à la solidarité avec le président de l’Ums qui est mon ami et mon frère. Mais Non à toute forme de surenchère. Pour ma part et de mon point de vue, aucune action d’envergure ne doit être engagée dans ce cadre. Il faudrait revenir à nos revendications fondamentales (…)
Toute autre voie serait suicidaire et insensée. Soyons réalistes et mettons le cap sur la lutte autour de l’indépendance de la Magistrature.» Pour cette position, Aliou Niane a essuyé des invectives de Souleymane Teliko qui lui a répondu vertement : «Mon cher, drôle de fraternité que celle qui te fait jouer un rôle aussi dégueulasse. Ton raisonnement est faux et tes intentions malveillantes. Mais je te laisse entre les mains de Dieu.»
L’Ums avait flétri le procureur de Dakar pour avoir critiqué une décision de justice
La réaction virulente de Souleymane Teliko a ému de nombreux magistrats, car elle traduit une intolérance et un caractère réfractaire à toute contradiction au sein des instances internes de l’Ums. Pourtant, des positions et des mises en garde pareilles avaient déjà été portées publiquement par des magistrats. A la dernière Assemblée générale de l’Ums, le juge Mamadou Ndoye par exemple, a été conspué par quelques jeunes magistrats pour avoir déclaré qu’il ne «reconnaît plus la magistrature avec la propension de juges à investir les plateaux des radios et des télévisions, en violation de leur serment et de leur statut». Il faut dire que les magistrats sénégalais avaient été assez interpellés par ce nouveau phénomène de médiatisation dangereuse des juges. D’ailleurs, l’Ums elle-même s’en était offusquée quand le procureur de Dakar, Serigne Bassirou Guèye, avait tenu une conférence de presse pour évoquer des dossiers judiciaires. Mieux, l’Ums avait flétri l’attitude du procureur de Dakar qui s’était autorisé, à l’occasion, à commenter et critiquer des décisions prises par des juges dans l’affaire Aïda Ndiongue.
Le procureur était pourtant une partie au procès. Question à mille balles, pourquoi ce que l’Ums interdirait à Serigne Bassirou Guèye, elle le permettrait à Souleymane Teliko ? Dans ces colonnes, nous avons déjà relevé, le 4 septembre 2020, que pour bien moins que ce qui est reproché à Souleymane Teliko, Ousmane Sonko, alors Secrétaire général du syndicat des travailleurs des impôts et domaines, avait été radié du corps de la Fonction publique sénégalaise. Le phénomène qui a entraîné des magistrats dans une dérive de vedettariat à travers les médias avait été constaté au niveau du Barreau du Sénégal, au point que le Conseil de l’Ordre des avocats a été obligé d’y mettre le holà. Désormais, tout avocat demande l’autorisation du Bâtonnier avant de déblatérer dans les médias sur des dossiers judiciaires. Les conseils de Souleymane Teliko ont donc demandé une autorisation expresse au bâtonnier, en vue de tenir une conférence de presse sur cette affaire. Comment comprendre alors que les magistrats puissent continuer à se croire libres de communiquer à tous vents et sur n’importe quelle question ?
Le combat perdu d’avance
Des magistrats sont vent debout pour empêcher la comparution de Souleymane Teliko devant le Conseil de discipline. Ce sera peine perdue. Le ministre de la Justice, Me Malick Sall, n’a pas tort quand il affirme que «cette affaire est l’affaire des magistrats». En effet, c’est la hiérarchie judiciaire qui, de guerre lasse, a poussé le ministre à se résigner à enclencher la procédure de saisine de l’Igaj. Les plus hautes autorités judiciaires ont toujours voulu éviter d’en arriver à cette extrémité, en appelant Souleymane Teliko à la raison. Le ministre de la Justice lui-même a eu des tête-à-tête avec Souleymane Teliko, pour l’appeler à cesser ses provocations. Mais Souleymane Teliko semblait être habité par on ne sait quelle mission prophétique. La situation semble être arrivée à un point de non-retour. On verra ce qu’il adviendra de ce bras de fer.
Il reste que pour servir de boucliers à Souleymane Teliko, des magistrats empruntent un chemin gros de dangers. Ils ont appelé, dans des communiqués rendus publics, les juges à bloquer le fonctionnement des juridictions avec des décisions de renvois de toutes les audiences. Une telle démarche est illégale, car violant l’article 14 du Statut de la magistrature, qui précise notamment que «les magistrats, même en position de détachement, n’ont pas le droit d’adhérer à un parti politique et toute manifestation politique leur est interdite. Toute manifestation d’hostilité au principe ou à la forme du gouvernement, de même que toute démonstration politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions, leur sont également interdites. (…) Ils ne peuvent ni se constituer en syndicat ni exercer le droit de grève. Il leur est également interdit d’entreprendre toute action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement des juridictions ou d’y participer». Les magistrats qui déclarent urbi et orbi se préparer à bloquer le fonctionnement des juridictions ne peuvent ignorer les risques auxquels ils s’exposent. Le 2 mai 2011, des actions de cette nature avaient été entreprises pour bloquer le fonctionnement des juridictions du pays, pendant quatre longues journées. La réaction des autorités de l’Etat avait été ferme.
Le gouvernement d’Abdoulaye Wade avait adressé des demandes d’explications collectives aux magistrats, afin de tirer toutes les conséquences de leur attitude. Dans le même temps, un recensement de tous les fonctionnaires, employés comme juristes et titulaires au moins de la maitrise en sciences juridiques (plus de 200 agents), avait été effectué pour éventuellement aménager leur reversement dans les corps de la Magistrature. Cette fermeté a eu raison de ce mouvement d’humeur et le Premier président de la Cour suprême, Pape Ousmane Sakho, n’avait pas eu trop de peine pour faire reprendre les audiences dans les cours et tribunaux. De toute façon, on ne saurait combattre l’illégalité ou l’injustice en usant de procédés ou moyens illégaux, a fortiori pour des magistrats ! En cas de paralysie des services judiciaires, l’Etat du Sénégal devrait être fondé à prononcer la dissolution de l’Ums qui reste une association au regard de la loi et non un syndicat professionnel.
En outre, les magistrats souteneurs de Souleymane Teliko ont commis la bourde d’exiger le départ du ministre de la Justice, Me Malick Sall. Au-delà du fait que ce serait le meilleur moyen pour garder le ministre à son poste, les magistrats qui brandissent une telle revendication apparaissent on ne peut plus incohérents. Comment peut-on prôner la séparation des pouvoirs et faire une immixtion aussi flagrante dans les prérogatives de l’Exécutif en exigeant le limogeage d’un ministre ? Est-il besoin de rappeler, à titre d’exemple, qu’en France, en dépit de l’adversité ouverte entre les syndicats de magistrats et le nouveau ministre de la Justice, Me Eric Dupont Moretti, jamais un syndicat de magistrats n’a commis le sacrilège de demander le limogeage du ministre ! Mieux, même les greffiers, malgré une grève de plus de deux mois, ont eu du scrupule pour demander le départ du ministre de la Justice, Me Malick Sall.
On a vu des organisations de la Société civile se coaliser pour apporter un soutien à Souleymane Teliko. Qui pourra m’expliquer pourquoi l’Ofnac a le droit de s’occuper du cas d’un ministre alors que le Conseil de discipline des magistrats n’a pas à convoquer un magistrat ? Il y a à se demander s’il n’y aurait pas un tout petit peu de géométrie variable dans la mise en œuvre de certains principes. On peut avoir l’impression que les uns sont forcément présumés innocents et les autres inexorablement présupposés coupables.