La fête doit-elle être synonyme de désordre, de gâchis ? Il y a un fond de rites païens qui nous rattrape dans cette histoire. Notre vieux passé de ceddo remonte à la surface. Tabaski rime avec pagaille et ripaille. Regardez toute cette racaille qui circule à moto à Dakar et agresse impunément !
Admirez la femme sénégalaise ! Etre Sénégalaise le jour de la Tabaski, c’est être impeccable, trois voire quatre fois dans la même journée, de la tête aux pieds. Dans cette toilette, il y a le boubou en tissu haut de gamme à 12 mille francs le mètre, la perruque en cheveux naturels (pas si naturels que ça), les chaussures de luxe, le make-up au salon. Ajoutez-y les soins de beauté (faux cils, ongles, pédicure, manucure et toute curie) ! Faites le calcul, c’est dix fois le salaire de la pauvre domestique !
Toute cette fureur dispendieuse à quelle fin ? Quel rapport avec le sacrifice de Abraham ? En réalité, la femme sénégalaise est victime de l’ordre social compétitif auquel elle est soumise. Il ne faut pas seulement être belle, il faut surtout éviter d’être moins belle que la coépouse, l’épouse des beaux-frères, les belles-sœurs etc. Cet ordre social compétitif engendre nécessairement une surconsommation de ces gadgets et produits censés faire briller en société. Ces artifices trompeurs donnent l’apparence d’une aisance matérielle qui n’en est rien. C’est de la poudre aux yeux. Ce que Aminata Sow Fall dénonce dans son livre L’empire du mensonge est encore plus vrai le jour de la Tabaski. Qu’est-ce qui nous pousse à dépenser sans compter, à dilapider nos économies en un jour juste pour épater le voisin ? Notre contrat social est-il fondé sur le faux-semblant, le culte de l’apparence ? Souvent, il revient aux hommes (ce n’est pas le moment pour être polygame) de payer la facture.
Pour les hommes, la Tabaski est un marqueur social, un test de virilité. Le bélier à sacrifier doit refléter la hiérarchie sociale. Cet animal est le produit d’un croisement entre nos prétentions, notre pouvoir d’achat et de la pression sociale. Dans les attributs physiques du bélier, l’homme projette sa puissance, sa virilité. Ce n’est pas seulement un simple ruminant que nous attachons avec fierté à un piquet devant notre porte le jour de la Tabaski, c’est aussi un peu de nous-mêmes, notre capacité à émerveiller notre entourage.
Dans le geste de l’homme qui revient du foirail, tirant derrière lui son bélier, on peut voir la bravoure des anciens chasseurs qui reviennent de la brousse avec le gibier, promesse de festins pour tout le village. Qu’on le dise ou pas, il y a donc chez chaque homme l’injonction de la réussite sociale, ne jamais rentrer bredouille de la chasse. Comme tous les goorgoorlus, j’ai circulé dans Dakar pour trouver le mouton au meilleur rapport qualité prix.
Vous avez remarqué comme moi que beaucoup de jeunes Dakarois élèvent des moutons souvent de race pour les revendre le jour de la Tabaski. Cette fête a donc donné un véritable coup de fouet à la filière ovine. Tant mieux si cela permet de générer des revenus et créer des emplois. L’élevage de mouton de race est devenu un sport national, sponsorisé par des industriels. La race pure est recherchée et choyée. Cet eugénisme est absurde. Voici qu’à des pauvres bêtes innocentes, on applique des normes de hiérarchisation sociales basées sur le sang. Ici, gigantisme est synonyme de noblesse. Mais c’est oublier trop vite que tout ce tas de viande est plein de cholestérol.
La Tabaski de l’enfance. Demain, c’est la Tabaski et le plus beau jour au monde pour l’enfant. Les habits neufs, les babouches neuves, la prière collective, la grillade des morceaux de testicule (de mouton bien sûr). L’après-midi, la balade dans les rues pour les étrennes. Le lendemain, les parties de babyfoot à 25 F le match. Je suis devenu adulte et tout cela a disparu. Qui a volé ma Tabaski ?