Dans une Afrique de l’Ouest secouée par les avancées du djihadisme, les coups d’Etat militaires et l’ingérence russe, le Sénégal est une exception : depuis son indépendance, en 1960 L’armée n’y a jamais menacé le pouvoir ; une véritable liberté d’expression y nourrit un débat politique dynamique qui a permis deux alternances politiques sereines dans un cadre institutionnel plutôt stable. C’est dire si l’annonce surprise, samedi 3 février, par le président de la République, Macky Sall, à trois semaines de l’élection présidentielle prévue le 25 février, de son report sine die, marque une dangereuse rupture avec une longue histoire démocratique. Depuis 1963 au Sénégal, les scrutins présidentiels ont toujours eu lieu à la date prévue.
M. Sall, élu en 2012 et réélu en 2019, s’était déjà signalé par un comportement alarmant lorsqu’il avait laissé longuement planer le doute sur son intention de briguer un troisième mandat au mépris de la Constitution. En y renonçant formellement en juillet , il semblait avoir entendu la colère de la rue qui, lors d’émeutes réprimées dans le sang en juin, avait manifesté contre cette perspective et contre la condamnation pénale d’Ousmane Sonko, le populaire leader d’un parti anticorruption aux accents antifrançais.
L’interdiction brutale de cette formation politique, fin juillet, menant à l’interdiction de candidature de M. Sonko, avait marqué un nouveau raidissement. Le bon score prêté à Bassirou Diomaye Faye, le remplaçant de M. Sonko à la présidentielle, et la piètre performance dans la campagne du premier ministre, Amadou Ba, successeur désigné du président, semble avoir décidé M. Sall à renverser la table.
Pour justifier le report de la présidentielle, Macky Sall prend prétexte de la mise en cause à l’Assemblée nationale, par des élus proches de M. Wade, de l’intégrité des juges constitutionnels qui ont invalidé sa candidature, et semble soutenir cette démarche.
Le risque de mettre le feu aux poudres
Un président sortant qui se sert de députés pour mettre en cause les juges chargés de valider les candidatures à sa succession… En déclenchant cette crise institutionnelle au mépris de la séparation des pouvoirs, Macky Sall dit vouloir éviter des troubles qu’occasionnerait une future élection contestée. Alors que le pays a les nerfs à vif, du fait de ses manœuvres et d’une opposition de plus en plus radicale, dans un contexte de pauvreté endémique où la jeunesse est laissée sans perspective autre que l’émigration, il risque en réalité de mettre le feu aux poudres. En témoignent les incidents qui, dimanche à Dakar, ont opposé les forces de l’ordre à des manifestants protestant contre l’annulation du scrutin du 25 février.
Macky Sall, en n’indiquant aucune date de report, laisse planer la menace de son maintien au pouvoir au-delà de son mandat, qui s’achève le 2 avril. Que le phare de la démocratie dans la région donne pareil signal ne peut qu’inquiéter sur la pérennité du « modèle sénégalais », imparfait mais vivant. Et ravir les militaires qui, dans les pays voisins, choisissent, eux, de rester aux commandes sans plus s’embarrasser de scrutin populaire.
Le Monde