Dans tous les régimes du monde, le pouvoir exécutif a tendance à vouloir mettre la main dans les affaires judiciaires. Mais, il incombe à la magistrature, dans un État qui se veut démocratique régi par la prééminence du droit, de s’ériger en bouclier contre les lois scélérates de l’Assemblée nationale et les exactions arbitraires du pouvoir exécutif, afin de protéger les citoyens contre toute action illégale. Autrement dit, la justice est la colonne vertébrale qui doit maintenir en équilibre tout système démocratique.
Aujourd’hui, respecter la séparation des pouvoirs telle que les Montesquieu et John Locke l’ont théorisé au 18e respectivement dans l’Esprit des Lois et dans Le second traité de gouvernement civil, c’est tout faire pour que le président de la République et ses ministres n’empiètent pas sur les prérogatives des autres institutions. Par conséquent, c’est disposer de règles qui assurent que les élus du peuple puissent faire entendre leurs voix, que l’Assemblée nationale ne soit plus une Assemblée godillot. C’est disposer de lois qui garantissent l’indépendance de l’action des juges.
Au Sénégal, l’indépendance de la magistrature est garantie par la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire et les juges peuvent exercer leur fonction judiciaire en toute indépendance conformément à la Constitution.
Ainsi à la lecture de l’article 88 de la Loi fondamentale qui stipule que «le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif», tout semble indiquer que les actes posés par ceux qui ont la lourde tâche de rendre la justice dans le pays d’Isaac Forster, d’Amadou Louis Guèye, d’Ibrahima Boye se font en toute indépendance. Mais maintenant que nous mesurons à quel point les différents pouvoirs successifs ont mis à rude épreuve notre démocratie et ses valeurs, la thèse montesquienne prend une résonance toute particulière. Il est de notoriété publique que dans les parquets (des tribunaux de grande instance, de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), des Chambres africaines extraordinaires…) se développe une culture de la subordination à l’autorité hiérarchique.
A la soumission du procureur de la République, s’ajoute malheureusement celle juge d’instruction, devenu une sorte de bras séculier du ministère public. Contrairement aux magistrats du parquet, le juge d’instruction, dont le rôle est de diligenter des enquêtes judiciaires sur saisine du procureur de la République, doit être indépendant à l’égard du ministère public et des parties en conflit.
Investi du pouvoir de dire le droit et d’appliquer la loi aux citoyens qu'ils soient riches ou pauvres, faibles ou puissants, qu’ils soient du pouvoir ou de l’opposition, il agit la plupart du temps comme un procureur de la République à la solde de l’exécutif. C’est ainsi que tous les hommes politiques qui se trouvent emberlificotés dans la chaine judiciaire du duo procureur de la République/juge d’instruction ne s’en tirent, le plus clair du temps, qu’avec un visa pour Rebeuss.
Et depuis Léopold Sédar Senghor jusqu'à Macky Sall, le pouvoir judiciaire semble être utilisé la plupart du temps pour des règlements de compte politique qui se concluent avec l’embastillement des hommes ou femmes politiques ciblés. Sous le régime de Senghor, Mamadou Dia, Valdiodio Ndiaye, Ibrahima Sarr, Joseph Mbaye, Alioune Tall, Docteur Diallo Diop et son frère Oumar Blondin ont subi, sous la dictée du pouvoir politique, les pires injustices de la justice. Diouf et Wade ont emboîté le pas à leur prédécesseur au sommet de l'Etat. Aujourd'hui sous le règne de Macky, Karim Wade, Oumar Sarr, El Hadj Amadou Sall, les jeunes karimistes, Bamba Fall et Khalifa Sall et ses partisans ne diront pas le contraire. Pourtant la Constitution énonce que « le pouvoir judiciaire est gardien des droits et libertés ».
Pourtant, opposant, le candidat Macky Sall remettait en cause cette indépendance de la justice qu’il défend aujourd’hui. Dans son programme de campagne «Yoonu Yokkuté », sur le chapitre des réformes institutionnelles à la page 25, il disait : «Mis sous la tutelle du pouvoir exécutif, instrumentalisé par ce dernier et insuffisamment doté en ressources humaines et matérielles, le pouvoir judiciaire n'est pas toujours en mesure d'assurer pleinement ses missions dans l'impartialité et l'indépendance. Mettre fin à cet état de fait exige de renforcer l'indépendance du Conseil Supérieur de la Magistrature par sa composition, son organisation et par son fonctionnement.» Maintenant qu’il est aux responsabilités, il nie cette dépendance et cette partialité de la justice. Pourtant depuis qu’il est le patron du Conseil supérieur de la magistrature, il n’a posé aucun acte allant dans le sens de performer la justice, de lui faciliter cette indépendance dont elle souffre depuis plus d’un demi-siècle.
L’emprise du pouvoir politique sur l’appareil judiciaire
Ainsi, nous assistons, dans notre pays presque depuis l’indépendance, à la mainmise voire l’emprise du pouvoir politique sur l’appareil judiciaire. C’est pourquoi un sentiment de méfiance, suspicion voire de dédain anime plusieurs citoyens à l’égard de leur justice, sujette de plus en plus à de nombreuses critiques.
Et cette hégémonie de l’Exécutif sur le Judiciaire sus-évoquée est consacrée dans l’article 1 de l’ordonnance n° 60-17 du 03 septembre 1960 qui a institué le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), organe chargé d’assister le chef de l’État dans sa fonction de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Cette disposition fait du président de la République, le président de ladite structure et le Garde des Sceaux son vice-président. C’est pourtant, dans cet article, que se trouve paradoxalement l’origine de la soumission du pouvoir judiciaire par rapport à l’Exécutif.
Les membres de l’autorité judiciaire dépendent du pouvoir exécutif pour leurs nominations, leurs avancements promotionnels, la gestion de leur carrière et leurs rémunérations mais ils le contrôlent et le jugent. Si le président de la République, plus haut personnage politique de l’Etat, placé au cœur de l’exécutif, est le garant de l’indépendance des magistrats alors qu’il serait celui-là même qui pourrait atteinte à leur indépendance par les pouvoirs dont il dispose, pourrait-on en réalité parler d’indépendance ? Que nenni !
Il appert que la justice sénégalaise telle qu’elle fonctionne soit sujette à moult critiques. Si elle n’est pas suspectée de laxisme, elle est accusée très souvent de partialité. Même les magistrats partagent et reconnaissent eux-mêmes ce sentiment de malaise et ces manquements qui discréditent la justice.
D’ailleurs la situation de la justice sénégalaise est si préoccupante qu’au mois de juillet 1998, un séminaire de formation continuée regroupant la quasi-totalité des magistrats a été organisé par le Centre de formation judiciaire en collaboration avec l’alors Cour de Cassation sur le thème : «Justice et transparence», dans le but de procéder à une profonde introspection. Les conclusions de ce séminaire ont été rendues publiques la même année dans un document intitulé : «Recommandations et plan d'action pour une meilleure distribution de la justice».
Dans le même sillage, le juge Babacar Ngom, dans son ouvrage Comment renforcer l’indépendance de la magistrature au Sénégal ?, n’a pas manqué de situer la genèse du malaise du pouvoir judiciaire qui «dépend totalement du pouvoir exécutif, ordonnateur de ses dépenses et du pouvoir législatif qui les autorise ». Et le juge au Tribunal d’instance hors classe de Dakar d’évoquer les conséquences désastreuses : «Cette dépendance financière de la magistrature place la justice dans une situation de précarité.»
Le dernier à décrier cette justice soumise, c’est le magistrat Ibrahima Hamidou Dème. Ce membre du Conseil supérieur de la Magistrature a claqué la porte de ladite structure pour dénoncer certaines pratiques personnelles du Garde des Sceaux qui ne riment pas avec la transparence et l’indépendance. Le magistrat Souleymane Téliko a failli être traduit devant le conseil disciplinaire pour avoir dénoncé l’abus des consultations domestiques du ministre de la Justice.
Si aujourd’hui les procureurs et certains juges dans leur ensemble font l’objet d’un syndrome obsidional, c’est parce que, obséquieux, ils s’érigent comme une arme judicaire dont se sert systématiquement l’exécutif pour anéantir ou éliminer des adversaires politiques. Ainsi pour être dignes de leur appartenance à l’autorité judiciaire, ils doivent jouir d’une indépendance et posséder une impartialité dans l’exercice des poursuites et enquêtes judiciaires.
Autrement, ils décourageraient les citoyens, favoriseraient la perte de confiance et feraient naître en eux un sentiment de répugnance et de rébellion préjudiciable à l’Etat de droit.
Serigne Saliou Guèye