L’annulation totale de la dette publique extérieure - multilatérale, bilatérale et privée - s’impose non parce que des leaders africains le demandent mais parce qu’il est injuste d’infliger des souffrances supplémentaires aux populations africaines. Celles-ci n’ont pas été interrogées lorsque leurs gouvernements ont contracté des dettes en monnaie étrangère. Sans mentionner que la dette extérieure leur a rarement bénéficié sur le plan matériel. La dette extérieure de l’Afrique, vue selon la perspective des peuples, est dans la plupart des cas une dette illégitime.
Je pense que ceux qui disent que le paiement de la dette publique extérieure est une affaire de «dignité» ou de «crédibilité» pour l’Afrique ont tort. Ceux qui tiennent ce discours moralisant sur la dette ne sont pas ceux qui vont la payer. Leur moralité est suspecte et le sort de leurs concitoyens est le cadet de leur souci. Pour m’inspirer du philosophe argentin Enrique Dussel, je dirais que ce type de position viole la maxime première de toute «éthique critique» : nous devons critiquer tout système éthique qui implique la production de victimes.
En quoi faisant ?
Pour surmonter les nombreux défis de l’heure (la pandémie, les changements climatiques, la nécessité de créer chaque année 20 millions d’emplois décents, etc.) une annulation de la dette publique extérieure est nécessaire sachant que la pandémie risque de laisser un impact économique durable. L’avertissement en 1987 de Thomas Sankara est toujours de rigueur : si nous payons la dette, nous mourrons. Si nous ne la payons pas, nos créanciers ne vont pas en mourir. En outre, il ne coûterait rien aux pays occidentaux et à la Chine d’effacer la dette du continent. Cela d’autant plus que ces pays sont les principaux bénéficiaires des flux financiers illicites qui chaque année saignent l’Afrique.
La dette extérieure de l’Afrique, il faut le rappeler, est le produit d’un système économique mondial profondément injuste qui maintient le continent dans une situation de dépendance, et dont les effets sont amplifiés ici ou là par les comportements irresponsables de dirigeants peu patriotes. Tant que ce système est en place, il ne faudra pas être surpris de voir la question de l’annulation de la dette de l’Afrique resurgir tous les 15-20 ans.
Comme par le passé, l’annulation de la dette de l’Afrique ne profitera-t-elle pas qu’à ses dirigeants ?
Posons-nous la question : la mauvaise gestion de certains dirigeants africains est-elle un argument pour condamner la majorité de leurs populations à une vie encore plus misérable ? Je pense que non. Il faudrait œuvrer à l’annulation de la dette publique extérieure en totalité sans s’arrêter à cette mesure.
Il est urgent de mettre en place dans chaque pays un observatoire citoyen de la dette publique. Cet observatoire aurait un pouvoir de contrôle a priori – il devrait disposer d’un droit de veto sur tout projet d’endettement de l’Etat en monnaie étrangère, c’est-à-dire sur le budget soumis par le gouvernement et validé par le parlement. Il devrait juger de son caractère prioritaire (le projet peut-il être financé en totalité ou en partie en monnaie locale ?), de son opportunité (le projet devant être financé est-il prioritaire ?) et de sa soutenabilité financière (le projet permet-il de générer les ressources qui permettront le remboursement de la dette contractée ? Sinon, comment sera-t-elle remboursée ?). Cet observatoire devrait aussi pouvoir contrôler dans le détail l’utilisation de l’argent de la dette.
N’est-ce pas le rôle du parlement ?
Les gens diront que ceci est le rôle du parlement. C’est vrai. Mais nous savons à quel point les parlements africains sont dysfonctionnels et soumis à la toute-puissance des sphères exécutives. Dire que ceci risque d’affaiblir les parlements, qui demeurent des fictions juridiques bien souvent, passe à côté de la question. C’est ne pas réaliser que la gestion de la dette (et des questions économiques et monétaires) nécessite d’aller au-delà des limites de la démocratie dite représentative qui partout est entrée dans une période de dégénérescence. Il devient impératif de mettre en place des initiatives tendant à augmenter les pouvoirs de législation et de contrôle des citoyens ordinaires. S’il est une leçon à retenir de la pandémie c’est que la survie des collectivités humaines est trop importante pour être laissée à la discrétion d’une minorité de «spécialistes de la politique».
Au-delà de l’observatoire, il est nécessaire également à l’échelle globale de mettre en place un cadre de gestion de l’insolvabilité souveraine (situation des gouvernements qui ne peuvent plus payer leur dette extérieure) alternatif à l’approche du FMI. Celle-ci consiste pour l’essentiel à imposer des pertes de production et d’emplois aux pays débiteurs afin de satisfaire les intérêts des créanciers. Une alternative prometteuse existe. Elle a été proposée par un collègue du nom de Peter Doyle, un économiste américain et ancien cadre du FMI. Baptisée «Régime préemptif de l’insolvabilité souveraine, PSIR en anglais), elle consiste à anticiper les situations d’insolvabilité souveraine et à privilégier la croissance de la production et de l’emploi par rapport au paiement de la dette.
Les chefs d’Etat africains doivent défendre le PSIR car, si jamais les créanciers refusent d’annuler la dette du continent, le FMI risque d’imposer au sortir de la pandémie de douloureux plans d’ajustement structurel comme dans les années 1980 et 1990. Ils peuvent conjurer ce scénario en exigeant une réforme radicale de la gestion de l’insolvabilité souveraine par le FMI.
Comment arriver à redorer l’économie dans le continent où les énormes richesses et ressources minières et minéralières, ligneuses et fauniques etc., ne servent qu’à une poignée de dirigeants et aux occidentaux ?
Le défi est de ramener l’«économie» à la place qu’elle aurait toujours dû occuper : une sphère parmi d’autres de la vie sociale. La logique du profit pour le profit, c’est à dire une accumulation de monnaie qui n’a d’autre finalité qu’elle-même, est une quête absurde. Il faut placer l’humain et les besoins humains devant les exigences de la logique capitaliste. Ceci requiert que les gens ordinaires partout, au Nord comme au Sud, luttent pour récupérer sur des bases démocratiques le pouvoir politique, économique, monétaire, médiatique, etc. afin de sceller la liquidation du système capitaliste au profit d’une civilisation nouvelle faite d’égalité et d’abondance et où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.
L’unité notée dans la gestion de la pandémie du Covid-19, à l’échelle du continent et au niveau interne des Etats, ne doit-elle pas servir de base pour un sursaut de l’Afrique qui, à ce jour, malgré les pronostics critiques, compte le moins de cas positifs et de décès comparé aux grandes puissances jusque-là enviées qui ont fini de montrer leur vulnérabilité ?
A mon avis, mais je peux me tromper, c’est plutôt l’absence d’unité et de coordination à l’échelle continue qui a prévalu dans la gestion de cette pandémie. Par exemple, sur la question de l’annulation de la dette, le ministre béninois des Finances s’est désolidarisé de la position du président sénégalais Macky Sall alors que les deux pays sont membres de la même zone monétaire. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons fonder l’unité africaine sur le constat que les puissances d’antan sont devenues plus fragiles. Nous devons la fonder sur les bases qui ont été posées par Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop et d’autres. Ne l’oublions-pas, le panafricanisme est un projet de libération de l’Afrique et du genre humain. Nous avons besoin de l’unité africaine pour mettre fin au néocolonialisme et aux différentes facettes de l’impérialisme, pour libérer le potentiel de l’homme africain et de la femme africaine, mais aussi pour travailler à l’avènement d’un monde de solidarité et d’égalité entre tous les peuples. C’est le sens de notre déclaration : profiter de cette crise comme une opportunité pour remettre le panafricanisme sur de bons rails.
Au Sénégal, la Primature étant dissoute, l’ARMP vient d’être rattachée à la Présidence de la République. N’est-ce pas là un coup dur à la transparence et un mauvais message aux partenaires à qui les autorités demandent l’annulation de la dette ?
Cet exemple fâcheux est une raison de plus pour limiter les pouvoirs de la fonction présidentielle et pour mettre en place des structures de contre-pouvoirs (anti-pouvoirs serait plus juste) fortes contrôlées par les citoyens.
Sud-Quotidien