1983. Le président Abdou Diouf venait d’accéder au pouvoir trois années plus tôt en remplacement du géant — par la stature — Léopold Sédar Senghor. La « désenghorisation » battait son plein et la lutte entre les « barons » de l’ère du premier président du Sénégal indépendant et les « rénovateurs » partisans de son successeur battait son plein.
Le débat, au sein de la formation au pouvoir, portait sur «faut-il changer de parti ou changer le parti ?» les partis marxistes venaient d’émerger d’une longue période de clandestinité et étaient encore éblouis par la lumière du jour. Le rassemblement national démocratique (RND) du Pr Cheikh Anta Diop semblait annoncer les lueurs d’un jour nouveau pour la gauche sénégalaise. Pas pour longtemps puisque, quelques temps après, il allait connaître une scission mémorable marquée par le départ de son numéro deux qui est allé fonder le parti pour la libération du peuple (Plp) avec d’autres compagnons. Quant au parti démocratique sénégalais (Pds), après sa première participation à l’élection présidentielle de 1978 à travers son candidat, Me Abdoulaye Wade, il s’apprêtait à renouveler l’essai au cours de l’année 1983 justement.
Ce dernier, conscient de la nécessité de briser le monopole du parti socialiste au pouvoir dans le domaine de l’information, avait senti le besoin de disposer de son propre journal avant de se lancer dans cette élection capitale. Surtout, après avoir mis fin au monopole de fait du parti socialiste (Ps) sur la scène politique, et à celui de la Confédération nationale des Travailleurs du Sénégal (Cnts) dans le domaine syndical à travers la création de l’Union des Travailleurs libres du Sénégal (Utls), dont le premier secrétaire général avait été feu Mamadou Fall «Puritain», Me Wade avait entrepris de s’attaquer à une troisième Bastille : le monopole de l’information alors détenu par le régime dioufiste.
Ainsi, au début de cette année 1983, ses proches se sont mis à contacter des journalistes susceptibles de rejoindre l’équipe du «quotidien» — en réalité un trihebdomadaire — que le pape du Sopi s’apprêtait à lancer. Nous étions une quinzaine à avoir répondu à l’appel et à tenter l’aventure. Il y avait là Pathé Mbodj, un ancien du «Soleil» parti poursuivre ses études au Canada et qui, revenu au pays, devait aller enseigner au Cesti. C’est finalement à la rédaction en chef de «Takusaan» — le nom du nouveau journal — qu’il a atterri. Un journal dont le directeur de publication était Fara Ndiaye, alors numéro deux du Pds dont il était le président du groupe parlementaire, et père de l’actuelle ministre française Sibeth.
Il y avait là donc Pathé Mbodj, mais aussi Moustapha Touré, Cheikh Ba, feus Mame olla Faye et Mamadou pascal Wane (disparu il y a quelques mois et qui repose à Saint-Louis où Abdourahmane Camara va le rejoindre aujourd’hui pour l’éternité) en plus bien sûr de votre serviteur, tous en provenance du «Soleil». Plus tard, Mbagnick Diop nous a rejoints de même que le «Tchadien» venu des geôles du président Tombalbaye, Mouhamadou Makhtar Diop (Dieu ait son âme). Et puis, comme un cadeau du Ciel, une nouvelle promotion du Cesti venait de jeter sur le marché du travail des journalistes fraichement diplômés et qui n’en croyaient pas cette chance qui s’offrait à eux d’échapper au carcan de la presse d’Etat. Ou du service public si l’on veut. De cette promotion, donc, se sont greffés à nous trois jeunes confrères pétris de talent et pleins d’énergie : Mademba Ndiaye, Tidiane Kassé et…Abdourahmane Kamara qui vient de nous quitter.
L’osmose s’est vite faite entre « anciens » que nous étions, nous qui venions du quotidien gouvernemental, et eux les jeunots. Une équipe formidable qui a secoué le vieux monde de l’information dominée par la langue de bois pour révéler des scandales, alerter, interpeller les pouvoirs publics, les critiquer sans ménagement, donner la parole à ceux qui en étaient privés jusque-là, briser les tabous. Le tout dans un style flamboyant, critique, ironique, indigné au besoin. En toute modestie, « Takusaan » avait révolutionné la pratique du journalisme dans notre pays. Abdourahmane Kamara — que Pathé Mbodj appelait «Tonton El» je ne sais plus trop pourquoi — faisait partie de cette équipe-là. Brillant reporter, boute-en-train, il était déjà maniaque de l’exactitude de l’information et il nous a livré des papiers de très bonne facture à cette époque-là déjà.
Malheureusement, l’expérience «Takusaan» n’a duré que le temps d’une rose et en février 1984, soit un an d’existence, le journal avait mis la clef sous le paillasson. «Camou», le dernier des Mohicans de Walf Quelques mois plus tard, Sidy Lamine Niasse et Abdou Latif Guèye, tous deux disparus aujourd’hui, lançaient le bimensuel «Wal Fadjri» d’abord en format magazine et avec une ligne islamiste très pro-révolution iranienne, puis en tabloïd avec une périodicité hebdomadaire et enfin quotidienne. L’orientation militante des débuts a cédé la place à une ligne éditoriale professionnelle, le journal étant animé par des journalistes de métier. Cela fait 35 ans que le journal «Wal-Fadjri» existe et Abdourahmane Camara ne l’a jamais quitté.
D’ailleurs, l’idée ne l’a jamais effleuré. Il entendait en être le dernier des Mohicans et il l’a été, vouant une fidélité et une loyauté sans faille à Sidy Lamine Niasse qui le lui a bien rendu en faisant de lui son homme de confiance, son bras droit, son confident. les éminents confrères qui ont eu à travailler avec lui dans ce quotidien devenu une référence et un patrimoine dans le paysage médiatique national ont témoigné mieux que moi sur les qualités journalistiques de l’homme qui vient de nous quitter pour rejoindre à un an d’intervalle son complice Sidy Lamine Niasse qu’il vénérait tant.
Pour ma part, j’ai toujours gardé de bonnes relations avec «Camou» qui remontent aux beaux jours de «Takusaan» lorsque jeunes, enthousiastes, idéalistes et ayant un amour fou pour le journalisme, nous rêvions de changer le Sénégal avec nos plumes. on aura au moins réussi à prouver quelque chose, à savoir qu’il était possible de faire carrière dans la presse privée, sans jamais se fonctionnariser.
Sans bifurquer vers des métiers plus rémunérateurs ou des «stations» plus valorisantes. Un pari fou à l’époque mais que, 35 ans après, on a la satisfaction d’avoir relevé. Mission accomplie pour Abdourahmane Camara qui aura tenu haut le flambeau d’un journalisme professionnel et indépendant des pouvoirs publics plus d’un tiers de siècle durant. Le hasard de la vie a fait que, il y a trois ans, j’avais déménagé temporairement de mon domicile, pour cause de travaux, et m’était établi à la Sicap pyrotechnie. Le soir même de mon arrivée, alors que mes bagages étaient en train d’être débarqués, Adama Ba, vieux compagnon de route au Pds des années de braise et actuel président du conseil d’administration de la société du pôle urbain de Diamniado, est tombé sur la scène.
Quand il a su que j’emménageai là, il m’a tout de suite pris par la main pour me présenter déjà au voisinage ! Et la première maison dans laquelle nous étions entrés, c’était celle de… Abdourahmane Kamara. Accolades, effusions… C’était émouvant. A partir de ce moment-là, j’ai eu deux «ndjatigués» dans cette cité : Adama Ba, bien sûr, mais aussi et surtout Abdourahmane Camara. En plus des visites fréquentes que nous nous rendions, c’est lui qui m’a introduit dans la mosquée Aboubacrine Sadikh — où sa prière mortuaire, en tout cas sa levée du corps, aura lieu ce matin —, me faisant découvrir les bienfaits de la prière de l’aube, moi l’éternel lève-tard ! Et si mes apparitions dans ce lieu de culte étaient elliptiques, Abdourahmane, lui, ne ratait aucune prière, surtout pas celle de l’aube. Il faisait partie des piliers de cette mosquée où il se singularisait en étalant sa petite natte sur l’épaisse moquette.
Une maison de Dieu dans laquelle il prenait plaisir à me présenter à tous les fidèles si bien que, au bout de quelques jours, je connaissais tout le monde. Il était ainsi, «Camou», généreux et fidèle en amitié. Cette cohabitation nous a beaucoup rapprochés, de même d’ailleurs que nos deux épouses. Il avait d’ailleurs tenu à me rendre visite en compagnie de sa femme, lorsque j’ai rejoint ma maison. Après cela, je ne l’ai revu qu’une seule fois, lorsque je suis allé présenter mes condoléances à la famille de Sidy lamine niasse. Avec sa disparition, c’est une page du journalisme sénégalais qui se referme, une des plus instructives sans doute. Une des plus belles aussi.
Adieu Camou, j’imagine bien vide, aujourd’hui, ta petite place au sein de cette mosquée Aboubacrine Sédikh que tu chérissais tant et d’où tu partiras aujourd’hui pour un voyage sans retour vers cette ville de Saint-Louis que tu adorais par-dessus tout. A propos de cette petite place dans la mosquée Aboubacrine Sadikh, puisse le bon Dieu t’en offrir une plus vaste dans ses prairies célestes pour un repos bien mérité et éternel.