Investisseur chez Orange Digital Ventures, Marième Diop livre quelques clés de décryptage pour comprendre l’intérêt croissant des investisseurs pour les start-up africaines et évoque également les défis à relever par le continent pour le conserver et même l’accentuer.
Agence Ecofin : Qu’est-ce qui explique l’engouement actuel des entreprises de capital-risque pour la tech en Afrique?
Marième Diop : Ce sont les opportunités importantes qui placent le continent parmi les marchés naissants les plus prometteurs: la croissance de la classe moyenne (l’Afrique sera le grand réservoir de main-d’œuvre en 2050), la croissance du taux d’urbanisation (50%, d’ici 2050) mais surtout la croissance du taux de pénétration mobile (44%) et de smartphones (39%).
Le digital va très certainement permettre à l’Afrique de sauter des étapes de développement pour rattraper son retard. Il est en plein essor, soutenu par le boom des smartphones, celui du paiement mobile et la contribution de l’internet au PIB. Par exemple, la prolifération des Fintech permet de compenser la sous-bancarisation et celle de l’e-commerce permet de compenser la faiblesse des réseaux de distribution et les problèmes logistiques. On constate également, ces dernières années, l’essaimage de plusieurs hubs technologiques sur le continent (618 en 2019) et l’augmentation des investissements dans les start-up technologiques qui ont crû de 108% et passé la barre du milliard de dollars ($1,2Md) en 2018.
« Par exemple, la prolifération des Fintech permet de compenser la sous-bancarisation et celle de l’e-commerce permet de compenser la faiblesse des réseaux de distribution et les problèmes logistiques. »
La révolution numérique en Afrique connaît déjà quelques beaux succès à l’échelle panafricaine et mondiale. La récente IPO de Jumia, première start-up africaine cotée à Wall Street et première licorne africaine, et la start-up nigériane Andela, qui forme une élite de développeurs pour soutenir les bouleversements technologiques du continent, sont des exemples qui confirment l’existence de start-up avec un grand potentiel pour devenir des licornes en Afrique.
« L’Afrique, c’est d’abord une opportunité sur le plan démographique avec ses 1,2 milliard de personnes en 2025, principalement composées de jeunes de moins de 20 ans.»
L’Afrique, c’est d’abord une opportunité sur le plan démographique avec ses 1,2 milliard de personnes en 2025, principalement composées de jeunes de moins de 20 ans. C’est également le continent où se trouvent six des pays qui connaissent les croissances économiques les plus importantes sur le plan mondial - notamment le Ghana (8,5%) considéré comme l’économie la plus dynamique au monde, selon le FMI.
AE : Quels sont les défis à relever pour conserver cet engouement et l’accentuer ?
MD : Il y a encore un bon nombre de défis à relever. Le déficit d’infrastructures freine la percée de certains modèles économiques à grande échelle, par exemple le commerce électronique. L’Afrique reste un continent complexe, du fait de son hétérogénéité : 54 pays, plus de 42 monnaies, 2000 groupes ethniques, des tailles de marchés très variables (Gabon vs Nigeria), une concentration des richesses (Sao Tomé vs Afrique du Sud), et des cultures d’affaires différentes (francophone vs anglophone). Par ailleurs, l’innovation et la disponibilité des capitaux restent encore très concentrées dans quelques épicentres, essentiellement Cape Town, Lagos et Nairobi.
L’Afrique francophone, qui a à peine capté 3% des investissements destinés aux start-up en 2018, demeure le parent pauvre. Pour améliorer l’attractivité du continent pour les investisseurs étrangers, un des enjeux pour les investisseurs est de combler les écarts criants entre les phases d’amorçage (« Seed ») et de croissance (« Early stage »). En effet, les levées en Seed n’ont représenté que 7% du montant total investi dans les start-up technologiques en 2018. Pourtant, c’est une étape cruciale où les entrepreneurs ont besoin d’un minimum de liquidité pour finaliser le développement du MVP (Minimum Viable Product, NDLR) et assurer la survie de leur entreprise. Le ratio niveau de risque/ROI est rédhibitoire pour beaucoup d’investisseurs et les pays francophones sont, là encore, défavorisés.
AE : Quel sont les secteurs les plus attrayants pour les investisseurs ?
MD : Selon le dernier rapport de Partech Africa, les secteurs les plus plébiscités par les investisseurs et qui sont les principaux vecteurs de croissance en Afrique sont: la Fintech (33% des investissements), le B2B (29%), Off-grid (17%) et l’e-commerce (11%). D’autres secteurs prennent de plus en plus d’envergure, à l’instar de la « Shared Economy » et l’EdTech.
Le mobile money fait partie des innovations technologiques dont l’Afrique est précurseur notamment, avec le succès fulgurant de m-pesa, lancé en 2007 par Safaricom au Kenya, et qui fait aujourd’hui office de banque pour des millions de personnes. La qualité des infrastructures de paiement, notamment en Afrique du Sud et de l’Est, la faiblesse et l’inaccessibilité des systèmes bancaires, la croissance de la pénétration Internet ainsi que la baisse soutenue des prix des smartphones ont eu un impact positif sur la percée des Fintechs en Afrique. L’inclusion financière est donc au cœur des enjeux pour les investisseurs et est tirée vers le haut par plusieurs start-up emblématiques : Paystack, Flutterwave et Paga au Nigeria, Yoco en Afrique du Sud, Branch, Tala et Jumo au Kenya.
« L’inclusion financière est donc au cœur des enjeux pour les investisseurs et est tirée vers le haut par plusieurs start-up emblématiques : Paystack, Flutterwave et Paga au Nigeria, Yoco en Afrique du Sud, Branch, Tala et Jumo au Kenya. »
Ces start-up figurent toutes dans le classement des plus grosses levées de fonds en Afrique et ont absorbé, en 2018, un peu moins de 380 millions de dollars, soit près du tiers de la totalité des levées comptabilisées.
Le boom des modèles B2B en Afrique se traduit notamment par la percée des modèles de « marketplaces » qui adressent des secteurs traditionnels comme la logistique (ex : Kobo360 au Nigeria) et le Commerce de détail (ex : TradeDepot) qui constituent une énorme opportunité de marché.
Sur les modèles « Off-grid », plusieurs start-up régionales ont levé des montants records, ces deux dernières années. C’est notamment le cas de D.light (Kenya), PEG Africa (Ghana) et Oolu (Sénégal) qui suivent les pas du pionnier M-Kopa listé comme une des potentielles futures licornes africaines.
AE : En ce qui concerne Orange Digital Ventures, quel est l’état des investissements sur le continent ?
MD : Les opérateurs télécoms occupent une place cruciale dans le développement de l’écosystème digital en Afrique, notamment du fait des nombreux actifs dont ils disposent et qui sont essentiels pour les start-up (réseau de distribution, connectivité, savoir-faire, image de marque forte, infrastructures de paiements digitaux, etc.).
Orange est au premier plan de la transformation digitale en Afrique, marquée par la création de plusieurs initiatives visant à le positionner comme l’un des partenaires favoris des start-up. On peut citer : les programmes d’accélération proposés par les Orange Fab (Sénégal, Cameroun, Côte d’Ivoire, etc.), les partenariats avec des incubateurs de renom (CTIC, CIPMEN, etc.), les « coding schools » (ex : Sonatel Academy à Dakar) et le Prix de l’entrepreneur social (POESAM). Récemment, nous avons d’ailleurs lancé un Orange Digital Center à Tunis qui regroupe ces programmes dans un seul et même lieu. D’autres suivront, d’ici la fin de l’année.
L’investissement est donc la dernière composante de ce dispositif et se matérialise par la création d’Orange Digital Investment (ODI) comme le bras armé du groupe Orange pour l’investissement digital. ODI regroupe en effet trois activités complémentaires:
- Orange Digital Ventures (ODV) est le Corporate Venture Capitalist qui, comme son nom l’indique, prend des participations directes minoritaires dans des start-up « early stage » en Europe, aux Etats-Unis, en Afrique et en Israël.
- Les investissements en fonds de fonds avec un portefeuille très diversifié : Iris Capital, Partech Africa, Paris Saclay Seed Fund, Afric’Invest (FFA), etc.
- et du Corporate Investment dans des start-up digitales qui ont une valeur stratégique très importante pour le Groupe Orange, à l’instar de Jumia, Deezer et Dailymotion.
La création d’un fonds dédié de 50 millions d’euros, Orange Digital Ventures Africa (ODVA) en 2017, s’inscrit ainsi dans le programme d’Open Innovation du Groupe Orange et poursuit des objectifs multiples de: retour financier, maximisation de la valeur stratégique pour le Groupe Orange, transfert de connaissances et de savoir-faire sur de nouveaux modèles économiques.
AE : Quels sont les critères principaux qui concourent à l’investissement d’Orange dans une start-up ?
MD : ODVA est à l’affût des meilleures start-up « early stage » du continent qui sont en hyper-croissance, qui tentent de résoudre des problèmes majeurs en Afrique grâce à des technologies disruptives et qui sont dirigées par des équipes talentueuses.
« ODVA est à l’affût des meilleures start-up « early stage » du continent qui sont en hyper-croissance, qui tentent de résoudre des problèmes majeurs en Afrique grâce à des technologies disruptives et qui sont dirigées par des équipes talentueuses. »
Les thématiques d’investissement d’ODVA sont en phase avec les priorités stratégiques du groupe Orange pour le continent : connectivité, solutions digitales pour le B2B, Fintech, E-commerce, logistique, eSanté, off-grid, etc. Nous investissons en général des tickets variables entre 1M€ et 3M€ qui coïncident avec les levées en séries A et B des VCs. Après l’investissement, nous faisons levier sur les actifs du Groupe Orange (réseau de distribution, APIs, Orange Money, connaissance du marché, image de marque forte, infrastructures de paiements digitaux, etc.) pour accélérer le développement des start-up de notre portefeuille, notamment en leur donnant accès aux marchés sur le footprint de l’opérateur.
Nous avons, jusque-là, investi dans deux start-up : Africa’s Talking (agrégateur d’API pour des développeurs et des PME, basé au Kenya) et Yoco (Fintech fournisseur de terminaux de paiements et de logiciels de caisse pour les PME, basée en Afrique du Sud).
AE : Qu'est-ce qui explique le dynamisme de l'écosystème tech des pays anglophones alors que celui des pays francophones semble somnoler?
MD : Comme l’indique le rapport de Partech Africa sur les investissements dans les start-up technologiques en 2018, le Nigeria, l’Afrique du Sud et le Kenya concentrent environ 75% de l’investissement total. Les autres pays dans le top 10 - la Tanzanie, l’Egypte, le Malawi, le Sénégal, le Rwanda, l’Ethiopie et l’Angola – ont levé 20% de ce montant. Seulement 3% de ce montant était destiné aux start-up des pays francophones.
C’est donc indéniable, l’écosystème digital anglophone est plus propice et plus avancé que celui francophone. La taille du marché, l’existence de talents locaux et le rayonnement économique sont souvent cités comme les facteurs sous-jacents qui expliquent la concentration des capitaux et des success-stories digitales dans trois hubs (Nairobi, Lagos et Cape Town). Il faut reconnaître que sur ce continent hétérogène, les pays anglophones pèsent lourd : le premier PIB de l'Afrique est celui du Nigeria, l’économie la plus industrialisée est celle de l'Afrique du Sud, et la plus forte croissance est celle du Ghana, suivi de l’Ethiopie. A l'évidence, il y a une réelle opportunité de marché en Afrique anglophone.
« Il faut reconnaître que sur ce continent hétérogène, les pays anglophones pèsent lourd : le premier PIB de l'Afrique est celui du Nigeria, l’économie la plus industrialisée est celle de l'Afrique du Sud, et la plus forte croissance est celle du Ghana, suivi de l’Ethiopie. »
Les pays d’Afrique francophone sont en retard, mais ils ne sont malheureusement pas les seuls puisqu’en dehors des 3 pays cités plus haut, 51 pays doivent faire leurs preuves. Pour combler l’écart et se hisser en haut du podium, les entrepreneurs d’Afrique francophone doivent prendre conscience et saisir l’opportunité qu’offre la région avec ses 116 millions d’habitants, plusieurs zones économiques et monétaires, sa jeunesse qualifiée et le retour des élites de la diaspora qui insufflent une nouvelle vitalité.
« Aujourd’hui, la région francophone connaît déjà plusieurs succès : Intouch (Sénégal), WaystoCap (Maroc), Coin Afrique (Sénégal), Afrimarket (Côte d’Ivoire), etc., et ce n’est que le début. »
Aujourd’hui, la région francophone connaît déjà plusieurs succès : Intouch (Sénégal), WaystoCap (Maroc), Coin Afrique (Sénégal), Afrimarket (Côte d’Ivoire), etc., et ce n’est que le début.
AE : A quand des licornes africaines, selon vous?
MD : Revenons d’abord sur la définition d’une licorne. C’est une terminologie qui vient des Etats-Unis et qui est unanimement adoptée dans le jargon des investisseurs aujourd’hui. Elle fait référence à une société en hyper-croissance, souvent technologique, et dont la valorisation a atteint 1 milliard de dollars assez rapidement (généralement en moins de 5 ans).
A l’échelle mondiale, la plupart des investisseurs en capital-risque sont à l’affût de ces fameuses « licornes » qui connaîtront demain le même succès que Facebook, Google ou encore Amazon.
Et aujourd’hui, tous les regards se tournent vers l’Afrique pour savoir quelles seront les premières licornes qui émergeront du continent. La licorne est un animal imaginaire fantastique qui ne fait pas partie de l’histoire africaine. Plusieurs tentatives sont faites par les acteurs de l’écosystème africain pour trouver des analogies adaptées au contexte africain. Certains parlent de gazelle, d’autres de gorilles, c’est selon !
Quoi qu’il en soit, l’Afrique digitale est encore naissante, avec un nombre certes croissant, mais encore faible, d’exits ou d’IPO à l’échelle du continent. Les exemples de Jumia ou encore de Zipline font figure d’exceptions sur un continent où la plupart des marchés ont de faibles liquidités.
Peut-on, dans ces conditions, transposer le modèle américain à l’Afrique ? Quel est le bon niveau de valorisation à l’exit dans notre référentiel? Ce sont tout autant de questions qu’il faut se poser, en attendant que le continent évolue vers un niveau de maturité qui permettra de voir naître des « licornes ».
Propos recueillis par Muriel Edjo