C’est dans cette série et catégorie de faits qu’il faut situer et considérer ce qu’il convient d’appeler « l’affaire des policiers radiés ». De quoi s’agit-il ? Au mois d’Avril de l’année 1987 des policiers, une infime minorité, c’est bon de le préciser, ont cru devoir investir la rue pour protester contre une décision de justice. En effet, à l’issue d’un long procès 07 policiers en service à la section judiciaire de la sureté urbaine du commissariat central de Dakar avaient été condamnés à deux ans d’emprisonnement ferme assorti d’un paiement de dommages intérêts fixés à six millions de francs (6 000 000 frs) et ce, suite à des accusations d’actes de tortures infligés à un détenu nommé Baba Ndiaye et qui avait été arrêté pour recel. Des policiers après concertation avaient décidé de se faire entendre par les autorités en organisant une marche, « des manifestations de rue » pour reprendre les termes des autorités de l’époque. Ce qui du reste, il faut oser le reconnaitre, était tout à fait contraire aux textes qui régissaient leur statut.
En réponse à ce que les autorités considéraient comme une rébellion, le Président de la République procéda d’abord à la suspension de la police dans son ensemble pour ensuite faire voter par l’Assemblée nationale une loi de radiation. A la suite de cette décision, pour les policiers, le monde s’effondra pour reprendre le titre du roman de Chinua ACHEBE" THINGS FALL A PART ". Ce fut le moment où tout bascula. Et ce fut le début d’une longue série de péripéties et d’événements, connus ou ignorés du grand public, que je me suis fait le devoir de relater pour la postérité et pour l’histoire de notre pays. Des pans entiers de cette douloureuse histoire doivent ressurgir pour être portés à la connaissance des Sénégalais qui, peut-être, à l’occasion, appréhenderont mieux ce qui c’était réellement passé et les conséquences qui en avaient découlé…(…)
Les événements de Thiès
A l’instar de Dakar, des manifestations de policiers ont eu lieu à Thiès principalement animées par les éléments du Groupement Mobile d’Intervention des deux camps (Michel Legrand et Tropical) renforcés par les éléments du commissariat central et du premier arrondissement.
Le Lundi matin rien ne se présageait de ce qui devait se passer le mardi 14 avril en fin de matinée. En effet, le dimanche 12 avril était organisée la ziarra générale à Tivaouane sous la présidence du khalife général des Tidianes. Les éléments de la compagnie, sous le commandement de l’officier Sow avait assuré correctement le service d’ordre et devaient par conséquent bénéficier d’un repos compensatoire le lundi 13 qui a été une journée calme alors qu’à Dakar débutaient les manifestations. C’est au soir de ce lundi que les policiers de Thiès reçoivent les premières informations de la marche des policiers de Dakar. Ils les ont commentées tout en ignorant totalement les motivations de leurs collègues. Le mardi 14 avril certains policiers dont le brigadier Moussa Sow alors en service au garage, ont reçu des informations de leurs collègues de Dakar les mettant au fait que la marche a été organisée pour protester contre «l’arrestation» de certains de leurs collègues à l’issue d’un procès intenté contre eux suite au décès d’un nommé Baba Ndiaye arrêté et déféré pour recel aggravé.
Et c’est ainsi que le brigadier Moussa Sow relaya l’information tout en demandant à ses collègues officiant au garage d’observer un arrêt de travail. Ils ont constitué un groupe pour se rendre d’abord à la troisième compagnie au camp Tropical, à la compagnie de commandement et de service, à l’infirmerie, au magasin. Les éléments contactés et informés s’exécutaient pour observer immédiatement le mot d’ordre d’arrêter le travail. De retour au cantonnement, les dirigeants autoproclamés ont été surpris de voir un grand attroupement provoqué par le ralliement de beaucoup d’autres éléments mis au courant par le «téléphone arabe». Le contexte s’y prêtait, il fut décidé d’organiser une marche à l’instar de ce qui s’est passé à Dakar. Le brigadier Moussa Sow prit les choses en main en organisant les rangs. Les brigadiers chefs étaient devant suivis des brigadiers eux même suivis des autres grades subalternes. Les brigadiers Samy Tall et Mansour Fall étaient en pointe devant pour orienter le cortège qui s’ébranla au signal donné par un coup de sifflet.
Aucun des officiers en service ce jour-là n’a daigné se présenter. Seul le lieutenant Nguer s’était affiché et avait tenté vainement de dissuader les hommes de faire la marche. Malheureusement l’excitation était telle qu’il n’a pas été écouté. Finalement, impuissant devant la détermination des hommes, il avait renoncé mais en prenant la ferme résolution de rester à côté des marcheurs pour éviter tout débordement. Cette initiative de sa part a malheureusement été interprétée comme une participation effective à une marche illégale avec une circonstance aggravante induite par son grade d’officier.
Il faut signaler qu’à ce moment précis le colonel Mbaye Guèye chef de corps était à Dakar pour gérer la situation .Il ignorait tout de ce qui se passait à Thiès.
Les marcheurs se sont d’abord rendus au commissariat du premier arrondissement en face du camp des sapeurs-pompiers. Des éléments du commissariat se sont joints à la marche. Puis direction vers le commissariat central, ensuite le camp Michel Legrand en passant par le grand marché de Thiès. Partout où les marcheurs passaient, le cortège s’agrandissait, se densifiait et se diversifiait. Les populations étaient médusées devant ce spectacle inédit auquel elles assistaient et dont la réalisation n’avait jamais dû effleurer leur esprit. Des policiers organisant une marche à travers les artères de la ville. Les meneurs avaient improvisé un petit meeting à la sortie du camp Michel Legrand pour sensibiliser les marcheurs et leur expliquer qu’il s’agissait d’une marche pacifique et rien d’autre. Mot d’ordre fut donné de se rendre à la gouvernance de Thiès.
C’est d’ailleurs en se rendant à la gouvernance que les marcheurs ont croisé le gouverneur en personne Malick Bâ accompagné du colonel commandant la zone militaire. Ils se rendaient à l’école polytechnique de Thiès. Ils ont essuyé le chahut de certains éléments dont les plus excités ont arrêté le véhicule pour finalement le laisser passer. Ils ignoraient à ce moment précis qu’ils avaient affaire avec celui qui dans 48 heures allait devenir leur patron en se voyant confier la Direction générale de la sûreté nationale.
A la gouvernance, un petit meeting a été improvisé pour les marcheurs qui ont dénoncé l’arrestation de leurs camarades dont ils ont réclamé la libération immédiate.
Les marcheurs n’ont eu de cesse de parler d’arrestation alors qu’il n’en était rien. En fait il s’agissait de condamnation ferme mais les auteurs étaient libres. Après la gouvernance, le cortège s’est rendu au tribunal, la présence de nombreux policiers, rapportée aux informations diffusées par la presse et les images vues à la télé, avait fini de créer l’affolement auprès des citoyens présents en ces lieux.
Le brigadier Niang, grand et costaud, avait soulevé Sow sur ses épaules pour qu’il pût s’adresser à ses collègues dont certains avaient pénétré dans la salle d’audience. A la grande désolation de tout le monde et dans l’indignation totale, ils se sont livrés à un vandalisme sauvage, inexplicable et injustifié. Et cela après qu’ils avaient procédé à l’évacuation des magistrats et du public. Les chaises, les tables et les bancs étaient dans un piteux état et les dossiers méconnaissables. Après avoir quitté le tribunal, les marcheurs se sont dispersés pour se donner rendez-vous dans l’après-midi à 15h au commissariat central ou était annoncée la présence du colonel Mbaye Guèye en provenance de Dakar. A l’heure convenue, la cour du commissariat central était déjà bondée de monde. A l’arrivée du colonel de petits chahuts étaient perceptibles.
Des policiers ont voulu priver le colonel de parole. C’est alors qu’est intervenu le brigadier Moussa Sow pour que l’officier supérieur puisse délivrer son message aux éléments. Il a résumé les évènements de Dakar, notamment la face à face des policiers et des gendarmes à la place de l’Indépendance. Il a déclaré que c’est grâce à son intervention et celle de certains cadres supérieurs que les choses sont rentrées dans l’ordre et que le pire a été évité. Pour finir, il a demandé aux policiers de regagner leurs domiciles respectifs dans le calme en promettant que les autorités trouveront les solutions à leurs problèmes par un examen bienveillant de leurs doléances.
Pour le cas de Thiès il faut dire et reconnaître que tous les hommes et femmes imbus de valeurs républicaines et épris de justice et de vérité ont fermement condamné le comportement irréfléchi, irresponsable et injustifiable de certains manifestants qui ont agi comme de véritables délinquants , ceux-là même qu’ils étaient chargés de traquer . Rien ni personne ne pourra les absoudre. La réprobation ainsi que la désapprobation ont été fortes au sein même des forces de police. Fâcheux incidents dont la publication des images d’apocalypse dans le quotidien national «Le Soleil»a largement contribué à faire basculer négativement l’opinion déjà braquée contre ceux qui vulgairement ou affectueusement on appelle «flics» dans le monde entier…
Ces importantes mesures ont été prises parallèlement à un léger remaniement ministériel qui consacra le retour de Jean Collin au ministère de l’Intérieur, à la place de Monsieur Ibrahima Wone emporté par la tournure des événements et que les uns et les autres, notamment les policiers considéraient comme la principale source du malaise. Et il a été d’autant plus indexé qu’il n’a pas été à la hauteur par une gestion catastrophique de la situation. C’est lors du conseil des ministres que l’on a senti son lâchage par le Président de la république. Interpellé sur les événements par le chef de l’Etat, le ministre a répondu avoir rendu compte à Jean Collin, c’est alors que le Président de la République, Abdou Diouf dans un excès de colère et sur un ton comminatoire lui a demandé d’aller sur le terrain pour gérer la situation.
Et comme précédemment annoncé, il a été limogé le mardi soir par le décret N°87 490. Deux importantes réunions devaient se tenir le mercredi 15 avril furent annoncées. Il s’agissait de la convocation de l’Assemblée nationale en séance plénière à 10 heures et de la convocation du bureau politique du parti socialiste à 18 heures, toujours dans l’enceinte de l’Assemblée nationale.
L’Assemblée nationale avait été convoquée pour examiner et voter le projet de loi portant radiation des cadres des personnels des forces de police. Compte tenu de la gravité des faits et surtout de leur originalité et de leur caractère exceptionnel voire inédit, les représentants du peuple se sont présentés en masse au sein de l’hémicycle. Le ministre de l’Intérieur fraîchement nommé, en l’occurrence M. Jean Collin représentait le gouvernement. Il lui revenait d’introduire les débats et d’expliquer aux députés l’objet de la séance. C’est ainsi qu’après avoir relaté ce qui s’était passé pendant les deux jours des 13 et 14 avril qu’il qualifia de manifestations de rue graves voire de rébellion, Jean Collin fera comprendre aux députés que l’objet du projet de loi est justement de faire en sorte que force reste à la loi.
Il a ensuite déclaré que le gouvernement tenait à manifester de la manière la plus vigoureuse sa détermination à sauvegarder les acquis fondamentaux des institutions de la République et le respect de l’ordre républicain.
A la suite de son exposé, la parole fut donnée aux députés qui souhaitaient intervenir. Quelques 15 orateurs avaient pris la parole pour dégager la position de principe de leur parti avant de soumettre le ministre d’Etat, secrétaire général de la Présidence de la république et ministre de l’Intérieur par intérim au feu roulant des questions sur les mesures conservatoires prises, sur les causes profondes des événements et sur les modalités de réintégration entre autre.
Deux camps opposés s’affichaient clairement, celui du pouvoir représenté et largement soutenu par les députés du Parti socialiste et celui de l’opposition représenté par les députés du Parti démocratique sénégalais. On peut évoquer quelques interventions qui résument chacune des deux positions antinomiques.
Le député Moussa Kanté du parti socialiste a trouvé que le débat ne devrait pas être long. Pour lui la majorité et l’opposition doivent voter ensemble un tel projet de loi pour que force reste à la loi. Tous les députés de son camp qui sont intervenus ont abondé dans le même sens en apportant leur soutien total au gouvernement et en adressant leurs sincères et très vives félicitations au chef de l’Etat dont ils ont loué le courage, le sens des responsabilités et la promptitude à réagir vigoureusement. Pour eux la seule attitude qui seyait était l’option prise par le Président Abdou Diouf. Toute autre attitude relèverait d’une faiblesse coupable et préjudiciable à l’autorité de l’Etat.
Quant au député Boubacar Sall, Président du groupe parlementaire du parti démocratique sénégalais, il a tenu à attirer l’attention du gouvernement et du parlement sur le caractère démesuré et excessif des mesures qu’on leur demande de prendre. Il dit comprendre l’ampleur de la surprise, l’émotion, les inquiétudes et le désarroi suscités par les événements, mais a-t-il souligné, est-ce suffisant pour mettre dans la rue plus de 6000 pères de familles ? Des cadres compétents formés avec des moyens devenus rares aujourd’hui. Le député Boubacar Sall a demandé à l’Etat de revenir sur ces mesures, de les réexaminer et de s’en tenir aux mesures disciplinaires qu’il a estimé suffisantes dans pareil cas. Pour lui une sanction collective serait excessive et inéquitable. Et d’ajouter à l’endroit du ministre d’Etat que si le gouvernement maintient sa position les députés du PDS seront dans l’obligation de lui en laisser l’entière et totale responsabilité.
A la suite du député Boubacar SALL, le député Marcel Bassène du même parti s’est déclaré ému, très ému, comme la plupart des Sénégalais par l’occupation de la rue par la police. Un fait qu’il a jugé grave «pour qu’on s’interroge sur la capacité du gouvernement à nous diriger». Et il faudrait, aujourd’hui et plus que jamais garder la tête froide a préconisé M. Bassène; «il serait à mon avis imprudent de prendre des mesures extrêmes dans la précipitation» a ajouté le député du PDS pour qui, des mesures disciplinaires fermes, alliées à une profonde restructuration de la police seraient plus que suffisantes. Pour Marcel Bassène, il faudrait éviter de jeter dans la rue 6000 pères de familles qui depuis l’indépendance «ont servi l’Etat avec loyauté et esprit de sacrifice».
Ce qui selon lui reviendrait du reste à déstabiliser la sécurité intérieure et extérieure du pays. Des propos prémonitoires qui se révéleront justes.
En répondant aux interventions des parlementaires qui avaient pris la parole au cours du débat général qui a suivi la présentation du projet de loi portant radiation des cadres des personnels des forces de police, M. Jean Collin a été sélectif . Il s’est essentiellement appesanti sur les interventions des députés contenant des questions précises où il était plus à l’aise.
Après avoir remercié les députés pour leur soutien au Président de la république, aussi bien en commission qu’en séance plénière M. Jean Collin avait réfuté les arguments du député Boubacar Sall du PDS qui estimait que le projet de loi était «démesuré et excessif». Le ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur par intérim a estimé que les forces de polices n’avaient pas respecté la loi.
« Ils ont commis des délits, se sont attaqués à des gendarmes qu’ils ont molestés et séquestrés tandis que deux compagnies du GMI attaquaient à Thiès le tribunal en détruisant des documents » a précisé Jean Collin. Il aurait pu indiquer que c’étaient les gendarmes qui s’en étaient pris les premiers à des policiers. Il a indiqué que loin d’être excessif le projet de loi avait un caractère général. M. Jean Collin a précisé qu’on a voulu conférer au projet de loi «un caractère symbolique et exemplaire». Le ministre de l’Intérieur par intérim ajoute que le projet de loi est d’autant moins excessif , de son point de vue ,qu’il est prévu une réintégration possible de certains personnels.
Commentant cette mesure M. Collin a estimé que «beaucoup de gens la considéraient comme indulgente». En effet, poursuit il «si on avait respecté à la lettre les dispositions de la loi 66.07 du 18 Janvier 1966 organisant le corps des forces de police, ces personnels auraient dû être jugés par la justice militaire. Ils ne seraient alors pas simplement révoqués. Les policiers n’ont pas à se plaindre» a précisé le ministre d’Etat Jean Collin.
Répondant à une interpellation du député PDS, Marcel Bassène qui estimait que la police qui a eu à payer un lourd tribut dans la lutte contre la délinquance et le banditisme ne devrait pas être récompensée de pareille manière, Mr Jean Collin a affirmé que c’est précisément «ce mérite de la police qui fait que nous devons garder sa respectabilité».
Relativement aux questions posées par Boubacar Sall et concernant les véritables motivations du mouvement ainsi que la surprise constatée au niveau de la hiérarchie policière, le ministre de l’Intérieur par intérim a précisé que l’argument développé par les policiers tourne autour du refus d’une décision de justice. Il a ajouté qu’il y a eu un manque de communication à l’intérieur de la hiérarchie de la police ce qui a amplifié le malaise.
En ce qui concerne le taux de reprise le matin du 14 avril le lendemain de l’appel lancé par l’ancien ministre titulaire du département de l’intérieur. M. Jean Collin a indiqué qu’on avait espéré la reprise mais qu’à partir de 9 heures, le mouvement avait repris de plus belle. Là aussi, il aurait dû expliquer aux députés que s’il n’y a pas eu reprise, c’était dû aux initiatives malheureuses d’Ibrahima Wone…
Recueillis par Serigne Saliou Guèye