Quel est le message fort que vous souhaitez donner en cette journée du 20 mars ?
Michaëlle Jean : Cette année le numérique prend une place importante. Nous reprenons deux éléments importants que vous retrouvez sur internet : «like» et «share». Et nous, nous disons «j’aime» et «je partage». «J’aime, je partage» c’est affiché sur notre plateforme «Mon 20 mars ». Cette plateforme permet aux jeunes, aux forces vives dans la francophonie, de parler de leurs engagements et de leurs actions. Nous partageons cela au reste du monde.
Dans l’arborescence des thèmes «j’aime, je partage» il y a tout. Il y a l’environnement, la culture, la question de l’égalité femme-homme, l’éducation, la formation, la stratégie économique, la stratégie numérique…
Chaque fois que nous choisissons un thème pour mobiliser dans la francophonie, ces thèmes perdurent. Ce ne sont pas que des thèmes, c’est aussi une occasion de se mobiliser. «J’aime, je partage» c’est parler comme un francophone, des passions que nous avons autour d’enjeux, et des actions que nous menons.
Le 20 mars est célébré partout, et pas seulement dans l’espace francophone. Au Burkina Faso, par exemple, j’ai rencontré l’Ambassadeur du Japon qui m’a dit célébrer chaque année le 20 mars car c’est un espace qui lui plait. En français, nous créons des liens, en français nous négocions, nous créons des échanges qui sont dynamiques et pleins de vitalité…
Quel constat et quelle analyse tirez-vous de la place de la langue française dans le monde ? Êtes-vous plutôt inquiète ou bien optimiste ?
Vous parlez à une femme qui ne carbure qu’à l’optimisme ! L’optimisme c’est donner des raisons d’espérer, c’est créer des possibilités. La langue française est rappelons-le, la troisième langue des affaires et aussi la deuxième langue la plus enseignée dans le monde. C’est un levier. Cet espace de la francophonie représente un espace de possibilité pour l’entrepreneuriat notamment. La langue française vous ne pouvez la défendre, la porter et la faire progresser que si la jeunesse sent bien qu’il y a là pour elle un levier, des opportunités et que cela a un sens.
Même avec les pays qui n’ont pas pour langue officielle le français, mais qui font partie de l’espace francophone, nous avons un pacte linguistique qui permet l’enseignement du français.
Dans les pays africains le français progresse beaucoup. Cela a à voir avec tout le travail que nous faisons pour expliquer la plus-value de cette langue comme trait d’union pour faire et pour agir.
La dimension qualitative de l’enseignement du français est pour cela très importante. Nous avons pour ça un programme qui est totalement dédié à la formation des maîtres.
Nous ne dissocions pas la progression du français de la progression qualitative de l’enseignement des langues nationales. Un enfant qui possède pleinement sa langue maternelle a beaucoup plus de capacités à embrasser, à accueillir et à apprendre dans une autre langue, et notamment le français.
C’est fondamental. Ça ne veut pas dire abandonner le français. Au contraire ça veut dire donner plus de capacités à s’approprier le français quand on a déjà des compétences dans sa propre langue. Quand nous faisons cela, ce n’est pas seulement le français que nous défendons c’est la notion du multilinguisme. Et nous sommes la seule organisation à défendre cette dimension.
Quels sont les points d’amélioration que nous devons encore travailler ?
Ce que nous devons rattraper, c’est le respect des engagements dans l’utilisation de la langue française dans l’espace des organisations internationales.
L’abandon de cette obligation du français comme langue de travail dans les instances internationales est un déficit grave au niveau de la démocratie. Parce que quand vous ne permettez pas aux peuples qui sont membres de ces organisations, de participer pleinement dans leurs langues et notamment en français, vous créez un déficit de participation. Vous créez aussi de fait, un déficit de perspectives, d’idées et d’énergie. Mais nous avons réussi à amener l’ONU à repenser son attitude à cet égard.
C’est un peu le sujet qui agite le monde de la Francophonie en ce moment : le slogan « Made for sharing » choisi par la ville de Paris pour sa candidature aux Jeux Olympique de 2024… Qu’en pensez-vous ? Et comment avez-vous réagi à cela ?
Ma première réaction, je vais être franche avec vous, a été une de déception. Parce que depuis 2015 et depuis que ce désir de candidature s’est confirmé nous avons commencé à discuter avec les autorités françaises sur l’opportunité d’en faire une candidature francophone. Nous avons 77 délégations francophones dans le mouvement olympique, ce n’est pas banal !
Ce qui s’est passé témoigne d’une tendance engagée, qui montre un peu de désamour en France pour la langue française. Comme si ça faisait plus ‘’juste’’, plus ‘’branché’’, plus ‘’tendance’’ de tout faire en anglais.
Quand j’ai vu cette conférence de presse tenue d’abord en anglais, quand j’ai vu sur la Tour Eiffel « Made for Sharing », je me suis dit qu’il était clair que c’était une tendance qui a été engagée par l’une de ces firmes de communications françaises qui pensent que ce qui est de bon ton et qui fait moderne, c’est l’anglais.
Ma réaction a été de rappeler qu’il y a un patrimoine français dans l’olympisme. Le mouvement a été fondé par Pierre de Coubertin qui a su rassembler le monde autour de cet idéal de l’olympisme en français et j’ai trouvé dommage que sur cette candidature on n’encre pas d’avantage cette dimension historique.
Il n’y a pas de désengagement et c’est heureux. Aujourd’hui, nous sommes 84 États et gouvernements sur les 5 continents. Dans notre charte, il y a deux éléments fondamentaux : il y a la langue française comme trait d’union et puis il y a aussi les valeurs universelles.
Certains ont cette préoccupation : est-ce que ça ne crée pas une dilution quand on accueille trop de pays ? Mais je pense que ça traduit surtout une chose : ce que cet espace représente comme possibilités. Ce que cet espace réussit à impulser comme dynamique et synergie. Il y a une attractivité forte.
Cet idéal francophone est-il un idéal dépassé ? La Francophonie est-elle une idée moderne ?
C’est un idéal qui est né d’une vision extrêmement moderne ! L’échafaudage de la colonisation s’est effondré. Sont alors nés de nouveaux pays indépendants, et l’idéal de la francophonie est venu du Sud. L’idée n’était pas du tout de créer un avatar de la colonisation, du colonialisme. Léopold Sédar Senghor du Sénégal, Hamani Diori du Niger, Bourguiba de la Tunisie, Sihanouk du Cambodge, se sont rassemblés et se sont dit ‘’nous sommes les nouveaux chefs d’État de nouveaux pays indépendants. Il faut se projeter, dans un espace pour construire et se construire ensemble. Si on dessinait un espace qui nous permettrait, pour cette coopération active, et à activer de rétablir nos liens, nos rapports, et nos relations les uns aux autres ?’’ C’est incroyablement moderne de dire ça !
Ils l’ont fait avec cette langue qu’ils avaient en partage, avec cette histoire qu’ils avaient en partage et puis ils l’ont aussi fait sur le socle de valeurs et d’une culture qu’ils avaient en partage.
Source: Le Petit Journal