Longtemps, il a gravité dans l’ombre en tant que conseiller juridique du prince, avec rang de ministre. Collaborateur de la première heure du président Macky Sall, cet agrégé de droit public et de sciences politiques, professeur titulaire des Universités, a notamment apporté son concours à la réforme constitutionnelle de 2016. Une refonte qu’il qualifie de « consolidante » et à laquelle il a consacré un ouvrage. Mais en 2017, Ismaïla Madior Fall s’est retrouvé sous le feu des projecteurs, héritant d’un ministère hautement sensible dans le contexte sénégalais : celui de la Justice. Remplacé à ce poste deux ans plus tard par l’avocat Malick Sall, au lendemain de la présidentielle de 2019, il vient d’y revenir à la faveur des récentes législatives. Une nomination à haut risque, tant les enjeux judiciaires et constitutionnels susceptibles d’influer sur la vie politique nationale s’annoncent nombreux, à seize mois de la prochaine présidentielle.
Le 29 septembre, à l’occasion du conseil des ministres, le président Macky Sall a chargé son garde des Sceaux, ministre de la Justice, « d’examiner dans les meilleurs délais les possibilités et le schéma adéquat d’amnistie pour des personnes ayant perdu leur droit de vote ». Une perspective qui concernerait au premier chef deux opposants notoires, Karim Wade et Khalifa Sall, tous deux condamnés par la justice (en 2015 pour le premier ; en 2018 pour le second) et qui n’avaient pu concourir lors de la présidentielle de 2019.
Amnistie
« Le président ne nous a pas donné de consignes précises mais il nous a demandé d’y réfléchir, résume Ismaïla Madior Fall. Une loi d’amnistie représenterait une voie possible mais il y en a d’autres, comme la modification de certaines dispositions du code électoral. » À l’en croire, le chef de l’État n’a pas imposé de calendrier. « Nous sommes en train d’évaluer les options possibles, et il lui appartiendra d’arbitrer », ajoute-t-il.
Paradoxalement, cette annonce visant à l’apaisement n’a guère suscité d’enthousiasme parmi les intéressés. Tandis que l’entourage de Khalifa Sall faisait savoir que ce dernier n’avait jamais été demandeur d’une mesure d’amnistie, celui de Karim Wade au Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition), plus bruyant, a exprimé la défiance du fils de l’ancien président, lequel revendique une révision de son procès pour enrichissement illicite dans l’espoir d’en ressortir blanchi.
Pour Ismaïla Madior Fall, peu importe. Le juriste fait en effet observer que dans l’histoire judiciaire du pays, il n’a pas connaissance de lois d’amnistie qui auraient été adoptées à la demande de leurs futurs bénéficiaires. Quant à une révision du procès de Karim Wade, il met en garde : « Une procédure judiciaire est par nature aléatoire, incertaine et imprévisible. Il est tout à fait possible qu’un nouveau procès aboutisse à aggraver la peine déjà prononcée. Par ailleurs, une demande de révision nécessite de présenter des éléments nouveaux, et je n’en vois aucun susceptible de justifier un nouveau procès dans cette affaire. » Le ministre de la Justice ajoute enfin qu’à sa connaissance, aucune demande de révision n’a jusque-là été introduite par la défense de Karim Wade.
Juridiction controversée
Dix ans après avoir été ressortie du grenier où elle prenait la poussière depuis le début des années 1980, la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI) est un autre caillou dans la chaussure d’Ismaïla Madior Fall. Cette juridiction n’a en effet rendu que deux décisions définitives depuis sa résurrection, en 2012, dont la plus emblématique a abouti à la condamnation de Karim Wade et de huit autres personnes considérées comme ses complices.
Un temps évoquée, la perspective de fondre les personnels détachés auprès de cette juridiction dans un pôle judiciaire – encore virtuel – spécialisé dans les affaires financières est, jusque-là, restée lettre morte. Ne serait-il pas temps d’envisager la dissolution de cette cour controversée, dont les juges, procureurs et greffiers se tournent les pouces depuis le jugement de Tahibou Ndiaye, un ancien directeur du cadastre, en 2015 ?
« Le moment est sans doute venu d’évaluer la CREI et de s’interroger sur d’éventuelles insuffisances », admet le ministre de la Justice. Mais on n’en saura pas plus. « Quand on travaille dans le secret d’un palais, on ne divulgue pas son appréciation sur la place publique », ajoute-t-il.
Dossiers sensibles
Dans l’immédiat, il préfère se concentrer sur des sujets moins polémiques, comme la refonte de la carte judiciaire, visant à doter toutes les régions de tribunaux d’instance et de grande instance. La modernisation des infrastructures judiciaires figure aussi parmi ses priorités, notamment les prisons, afin que celles-ci « soient rendues conformes aux normes internationales ». Sont également prévues l’introduction du bracelet électronique – qui pourrait concerner, pour commencer, quelque 2 000 détenus – et la numérisation de certains services judiciaires.
Durant les seize mois qui séparent les Sénégalais de la prochaine présidentielle, les dossiers sensibles ne manqueront pas. Mais lorsqu’on l’interroge sur ces sujets, l’intéressé préfère éluder. Comment expliquer, par exemple, la lenteur de la procédure visant l’opposant Ousmane Sonko à la suite de la plainte pour viols d’une jeune femme qui officiait alors dans un salon de massage ? Depuis son ouverture, en mars 2021, l’instruction semble en effet stagner, alors que le leader du Pastef reste soumis à un contrôle judiciaire qui l’empêche notamment de quitter le territoire.
Pourquoi la justice se montre-t-elle si peu empressée face à ce dossier pourtant susceptible de couper court aux ambitions de l’un des principaux opposants du pays ? « On ne m’entendra jamais m’exprimer sur cette affaire, assure Ismaïla Madior Fall. La meilleure posture, c’est le silence. Si j’en sortais, il y aurait un risque que mes propos puissent influencer la justice. »
Le troisième mandat
Reste le sujet le plus délicat, celui qui alimente la chronique politique depuis plusieurs années. Macky Sall serait-il en droit de briguer un troisième mandat en 2024, alors que l’article 27 de la Constitution semble exclure cette perspective ?
Selon un représentant de la société civile qui le connaît de longue date – et préfère garder l’anonymat -, la position du constitutionnaliste aurait évolué avec le temps… et avec ses nouvelles fonctions : « Durant le second mandat d’Abdoulaye Wade, Ismaïla Madior Fall avait collaboré avec plusieurs organisations de la société civile. Il a une notoriété bien assise en tant que constitutionnaliste, y compris hors du Sénégal, mais son discours sur le troisième mandat a évolué dans le sens du vent depuis qu’il a rejoint Macky Sall. Le président de la République lui a fait confiance et il se sent obligé d’assumer ce compagnonnage. »
Enseignant-chercheur en droit public à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), le professeur Mouhamadou Ngouda Mboup estime, lui aussi, qu’Ismaïla Madior Fall a amorcé un virage en rejoignant le palais présidentiel. « Au moment de la troisième candidature d’Abdoulaye Wade, il avait manifesté clairement son désaccord, indique-t-il. Et dans le cadre de son analyse sur les Constitutions consolidantes ou déconsolidantes, il a exprimé sa conviction qu’un responsable politique ne devrait pas demeurer au pouvoir de manière illimitée. »
« Agresseurs déterminés »
Reprenant à son compte l’analyse du constitutionnaliste Joël Aïvo, condamné à dix ans de prison au Bénin pour « complot contre l’autorité de l’État » et « blanchiment de capitaux » après s’être porté candidat à l’élection présidentielle de 2021, Mouhamadou Ngouda Mboup considère que le rapport entre constitutionnalistes et hommes de pouvoir a évolué avec le temps. « Désormais, déplore-t-il, ce sont des constitutionnalistes de renom qui viennent déverrouiller la Constitution, quitte à en devenir des agresseurs déterminés. »
Qualifié un jour par un média sénégalais de « tailleur de la Constitution », Ismaïla Madior Fall avait réagi par une pirouette, revendiquant, en la matière, pratiquer la « haute couture ». À ce jour, il n’a pas pris publiquement position en faveur du troisième mandat du président sortant. Toutefois, malgré son expertise reconnue, il préfère botter en touche lorsqu’on l’interroge sur le sujet.
Les dispositions de l’article 27 de la Constitution (« Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ») laisseraient-elles une quelconque place au doute ? « Ma fonction ne me permet pas de me prononcer sur la question, élude-t-il. Je m’en réfère, sur ce point, à la parole présidentielle. » Laquelle, pour l’heure, n’est guère plus explicite sur les intentions de l’intéressé.
Jeune Afrique