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Franc CFA : «De quoi le geste de Kémi Séba est-il le nom ?»

TRIBUNE LIBRE
Mardi 29 Août 2017

L’activiste Kémi Séba a été placé sous mandat de dépôt, vendredi 25 août, à la prison centrale de Rebeuss, à Dakar, après avoir brûlé un billet de 5 000 francs CFA (soit 7,60 euros) lors d’un rassemblement dans la capitale sénégalaise, le 19 août. Réagissant à cette affaire, l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr nous a envoyé la tribune ci-dessous.


On peut ne pas adhérer  à sa méthode, à son propos simpliste, à ses théories du complot, à ses excentricités, au traitement caricatural qu’il fait d’une question dont la réponse est plus complexe que la binarité d’un oui ou d’un non ; il n’en demeure pas moins vrai que les questions impérieuses de la souveraineté et de l’autonomie des Etats africains postcoloniaux, des rapports de domination qui persistent dans les relations entre les anciennes puissances coloniales et les pays africains, méritent d’être posées, et Kémi Séba les pose.
 
N’oublions pas que ceux dont on estime qu’ils se battent mal pour la cause font néanmoins partie du régiment et occupent un espace sur la ligne de front. Il ne faudrait surtout pas se tromper  de bataille et d’adversaire. Le doigt de Kémi, aussi grossier puisse-t-il nous paraître, pointe une lune qui existe bel et bien et un problème qui est réel : les rapports de domination économiques, politiques et militaires, qui font que malgré des indépendances obtenues dans les années 1960 pour la plupart des nations africaines, la décolonisation est un processus qui est loin d’être achevé. Nombreux sont les domaines dans les relations entre les nations africaines et les ex-puissances coloniales qui sont encore fortement marqués d’une colonialité plus que latente. Nul besoin d’une longue litanie pour étayer  ceci : les faits sont légion.

Il faut cependant reconnaître  que sur la question du franc CFA, l’engagement d’un Kémi Séba, ainsi que celui de groupes dits afrocentristes ou panafricains, ont contribué à ramener  cette question, posée depuis les années 1980 par les économistes du continent, au cœur de l’espace public et à en faire  une préoccupation relayée par la presse, les opinions publiques des centres urbains de nos pays, et même à contraindre  certains chefs d’Etats de l’UEMOA [Union économique et monétaire ouest-africaine] et de la CEMAC Communauté économique et monétaire de l’[Afrique  centrale] à devoir  se prononcer  sur la pertinence et la pérennité d’un tel arrangement monétaire, même si leurs réponses demeurent laconiques et insatisfaisantes.

Un débat sérieux doit être  mené

Sur cette question du franc CFA, un débat sérieux devra cependant être mené, engageant les économistes et experts des questions monétaires, les banques centrales, les acteurs économiques et les citoyens. Un débat prenant en compte toutes les dimensions de la question : économiques, politiques et symboliques. Un débat allant au-delà de la simple dénonciation et portant sur les diverses options envisageables ; leurs avantages et leurs coûts, leur faisabilité, les horizons temporels dans lesquels ces options pourraient être inscrites ; bref, une réflexion sur les différents arbitrages possibles, avec comme objectif ultime l’intérêt de nos économies. Et plus largement encore, un débat de fond portant sur la manière de rendre  nos économies fortes, en pointant toutes leurs faiblesses structurelles et les moyens d’y remédier, et enfin, honnêteté intellectuelle oblige, éviter  de faire croire  à nos opinions publiques que si le franc CFA disparaissait demain, toutes nos difficultés seraient comme par enchantement résolues.

La question monétaire est une parmi tant d’autres : la structure de nos économies, leur forte extraversion, leur faible diversification, leur mode  d’insertion dans le commerce international, leurs régimes d’accumulation, leur dépendance  au financement externe, la prédominance du capital productif étranger, l’extraction et le rapatriement de la plus-value de nos espaces par les firmes multinationales, etc. Aussi, toutes les faiblesses structurelles de nos économies méritent d’être relevées, indiquées, examinées, mais surtout traitées et résolues avec compétence et responsabilité.
Cette exigence de rigueur dans la manière de poser  les problèmes et surtout de les traiter  est importante, car en caricaturant les questions on les affaiblit.

L’autre écueil consiste à se perdre  dans la complexité et la finesse de la description des asymétries, en pointant par exemple la non-justesse d’une vision globalisante qui renverrait tout à une cause unique. Aussi, l’imputation de toutes nos difficultés à la seule action de la puissance néocoloniale relève d’une vision fausse, parce que partielle, simpliste et réductrice. Cependant, la complexité des situations, bien que réelle, ne doit pas nous empêcher  de retenir  le fin mot de l’histoire qui est que parmi nos multiples défis, celui de recouvrer  notre autonomie, nos espaces d’initiatives et notre puissance d’agir en redevenant le sujet de notre propre histoire  est primordial et fondamental.

Rêve de grandeur révolutionnaire

Aussi, la question qui se pose n’est pas celle de la nécessité de la lutte, mais de sa méthode. Comment la mener ? Education, politisation, formation  d’une conscience citoyenne panafricaine (certains y travaillent déjà sérieusement). Comment construire  des forces sociales assez puissantes qui produiront et conduiront au pouvoir  dans nos pays, un leadership de qualité, autonome et indépendant, qui sera en mesure de mettre  en avant les intérêts des peuples africains et de résister  efficacement aux pressions diverses. Quels sont les fondements d’une telle entreprise ? Par quoi commencer ? Quelles sont les formes qu’elle doit prendre ? Voici pour moi les questions urgentes.

Un activisme uniquement dénonciateur est limité dans sa portée transformatrice. Mais il faut reconnaître que s’il occupe autant de place, c’est du fait d’un vide, d’un espace non occupé par des forces sociales, d’une absence de proposition politique  sérieuse de la part des mouvements politiques classiques dans nos espaces, du fait d’intellectuels inorganiques ou de société s civiles ne jouant pas pleinement leur rôle sur ces questions-là.
 
Aussi, de quoi Kémi Séba est-il le nom ? Pourquoi tant de jeunes surtout dans la diaspora se reconnaissent dans son discours ? C’est parce qu’ils sont orphelins d’une parole qui dit leur trouble et défend leur dignité de citoyen devant être pleinement considérés et respectés. Ces jeunes décryptent (et pour cela nul n’est besoin de MBA  ou de doctorat en relations internationales) la marche d’un monde dont la géopolitique, la symbolique et les diverses pratiques les maintiennent dans une position de subalternité. Ces derniers, issus de cultures que l’on continue symboliquement de minorer, souvent victimes de racisme et de discriminations dans leurs espaces de citoyenneté, sont témoins de la mise sous tutelle d’un certain nombre d’Etats postcoloniaux dont leurs parents sont originaires et observent une communauté internationale proclamant des valeurs qu’elle ne défend qu’à géométrie variable, affaiblissant ainsi leur puissance ordonnatrice.

Certes on peut reprocher  beaucoup de choses à ce type d’activisme, principalement incantatoire, mêlant discours messianique, rêve de grandeur révolutionnaire et désir d’iconisation à moindres frais, mais surtout qui fait l’économie d’un travail  en profondeur sur les racines du mal, sur la prise en compte de la complexité du réel et surtout sur l’exigence d’informer sa cible de manière juste en ne simplifiant pas à l’extrême les questions. Cependant, ce type d’activisme, même si nous devons en indiquer  les limites, n’est pas notre adversaire, et notre trouble vient du fait que nous savons que sur le fond, il pointe de vraies questions. Que faisons-nous alors ? Nous concentrer  sur les faiblesses de sa démarche ? Ou travailler  à apporter  des réponses de fond dont nous ne pourrons faire l’économie si nous désirons réellement œuvrer à l’émancipation et à l’épanouissement de nos sociétés ?
Une crise de légitimité

L’acte de Kémi Séba est symbolique. Certes, la valeur inscrite sur un billet de banque appartient au détenteur de ce dernier, mais le billet de banque, dans sa matérialité et comme support de cette valeur, appartient à son émetteur, la Banque centrale. Détruire  un signe monétaire, dans le droit sénégalais, est une infraction. La Banque centrale peut ester  en justice  contre quiconque détériore son bien et surtout porte atteinte à la crédibilité de ses moyens de paiement, car ultimement la valeur de la monnaie ne réside que dans la confiance, la fiducia, que ses usagers lui accordent.
Le franc CFA connaît auprès d’une large frange de la jeunesse africaine et de ses diasporas une crise de légitimité, qui ne sera pas résolue par une réponse juridique, mais par un authentique débat de fond sur la question débouchant sur des décisions proactives et adéquates. Ce franc cristallise le rejet des survivances du pacte colonial et peut-être le charge-t-on un peu trop de significations qui le débordent. Mais ici, sur ce théâtre, l’essentiel est symbolique.
 
L’acte de Kémi Séba relève de cette logique : c’est un discours et un message qui ne portent nullement atteinte au fonctionnement de la zone monétaire, n’exagérons rien. Espérons que nos juges n’envoient pas le signal, en le condamnant, qu’ils seraient plus royalistes que le roi. Il y a quelques années, dans d’autres espaces, Serge Gainsbourg brûlait sur un plateau de télévision un billet de 500 francs français. Sa société avait compris que ce n’était qu’une provocation.
Kémi Séba ne mérite pas la prison pour ce billet brûlé. Les questions de fond sont ailleurs, ne feignons pas de les ignorer.
 
Felwine Sarr, économiste, écrivain et éditeur sénégalais.

 

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