Eva Joly : C’était une enquête qui avait commencé de façon assez modeste à partir d’un dossier de la COB (le gendarme de la Bourse en France, NDLR), à l’époque, concernant la société de textile BIDERMANN. Et j’ai découvert assez rapidement qu’il y a avait de mouvements de fonds pas normaux et au bout d’une longue enquête, j’ai pu déterminer que BIDERMANN avait bénéficié d’un soutien tout à fait anormal d’ELF. Et à partir de là, on est partis en Afrique et j’ai pu ainsi établir qu’il y avait tout un système de corruption et de bénéfices indus. Donc, l’argent de Elf était réparti : un peu retournait en Afrique mais beaucoup restait en France et servait pour les besoin propres des dirigeants, pour leurs femmes, leurs enfants, leurs maitresses, pour leur train de vie. Et c’est effectivement la plus grande enquête anticorruption en Occident depuis la deuxième guerre mondiale. Et ce qui est bien, c’est que nous avons pu la porter jusqu’au bout et que des gens ont été condamnés. 30 personnes ont été condamnées dans ce dossier. Mais c’était la première fois qu’on mettait vraiment à jour le réseau.
AE : Que vous a appris cette enquête sur l’Afrique ?
Eva Joly : On a montré comment des dirigeants africains, corrompus par l’argent d’ELF, personnellement, permettaient à la France de s’enrichir au détriment des pays africains. Ça, c’était très intéressant. Et cet aspect-là du dossier n’a pas été vraiment traité, je crois, alors qu’il y avait un matériel qu’on pouvait utiliser scientifiquement.
AE : Vous n’êtes pas intervenue qu’en Afrique francophone. En Zambie, par exemple, qu’avez-vous découvert ?
Eva Joly : Oui, la Zambie, comme tous les pays miniers qui vivent de l’extraction des matières premières, ne reçoit pas la juste part de cette rente naturelle qui est vraiment captée par les multinationales qui utilisent tous les « tricks in the book », notamment ils utilisent le tri des transferts au détriment des pays, que ce soit le Mali ou la Zambie. Ils utilisent les paradis fiscaux, comme Maurice pour la Zambie, et les bénéfices réalisés ne vont pas dans les pays où ils pourraient être taxés pour participer au développement.
En fait, les chiffres que nous avions à l’époque étaient que la Zambie ne tirait que 50 millions de dollars de cette industrie alors que la valeur de l’exportation était de l’ordre 3 milliards, donc c’était vraiment une petite partie. En plus, il subventionnait l’électricité nécessaire à l’industrie minière, sans compter l’usage des routes et autres… Et donc, c’est tout à fait révoltant. Et la Norvège dans le cadre de son projet d’aide au développement a aidé le gouvernement zambien à modifier les contrats qui le liaient aux multinationales et le résultat a été spectaculaire. Ça n’a malheureusement pas duré parce que le président, qui était anti-corruption et qui avait envie de ce programme (Michael Sata, NDLR), est mort et son successeur (Edgar Lungu, NDLR) est revenu dans les vieilles traditions...
AE : Comment ces chefs d’Etat peuvent-ils céder à la tentation ?
Eva Joly : C’est très souvent parce qu’ils sont payés, eux, à titre personnel avec des fonds sur des comptes, pour la Zambie, à Londres. C’est très peu cher pour les multinationales. Ils donnent 100, 120 millions aux dirigeants corrompus et moyennant quoi ils peuvent continuer à piller le pays. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui il faut créer un registre global de biens, mondial, qui permettrait de suivre qui est propriétaire de quoi, partout, et ceci pour les pays en développement, comme pour les pays développés. Et ça ce serait un progrès énorme dans la lutte contre la corruption et aussi contre toute forme de criminalité.
AE : Après toutes ces années à combattre la corruption en Afrique, voyez-vous un progrès se dessiner ?
Eva Joly : Non. Le grand malheur de l’Afrique, c’est aussi l’absence de qualité de ses dirigeants. Et c’est à la société civile d’intervenir, c’est aussi de travailler sur la démocratie et de faire en sorte que les dirigeants soient plus transparents, plus comptables envers la population. Et que cette malédiction s’arrête. Je pense qu’il y a une grande volonté, une grande compréhension aujourd’hui dans les pays développés du fait que nous devons laisser à l’Afrique une plus grande partie de ses richesses. Nous sommes terriblement responsables de la situation au Mali.
Agence Ecofin