Le Point Afrique : Vous réagissez comment au verdict rendu par le tribunal de Dakar le 16 février dernier dans le dossier vous concernant avec comme chefs d'accusation « coups mortels, coups et blessures volontaires et détention illégale d'arme sans autorisation administrative » pour une affaire remontant à décembre 2011 ?
Ce que l'on appelle communément « l'attaque de la mairie de Mermoz-Sacré-Cœur » n'est pas une affaire judiciaire. C'est un dossier purement et exclusivement politique. D'ailleurs, à l'époque, en 2012, j'ai été très vite relâché, puis investi et élu député. Tout se passait très bien jusqu'à ce que je m'oppose au pouvoir actuel. Il ne s'agit donc pas, en l'espèce, d'une affaire judiciaire mais d'une farce politique. Pour la première fois au Sénégal, un procureur n'a fait qu'instruire à charge. Au final, me condamner à une peine d'emprisonnement limitée à deux ans de prison, dont six mois ferme, pour un meurtre est totalement incohérent... En outre, me condamner sur le plan pénal et n'apporter aucune preuve, ni de l'arme du crime, ni la moindre expertise balistique, c'est insulter l'intelligence des Sénégalais. En réalité, mon dossier est politique ; il a été transféré sur le terrain judiciaire dans le but de m'isoler, de m'intimider. C'est le sort réservé au Sénégal à tous les leaders politiques qui tentent de contrarier les ambitions de Macky Sall dans la quête d'un second mandat présidentiel.
Sinon, pour aborder une affaire dans l'actualité, quelle est votre lecture de l'affaire concernant Khalifa Sall dont vous êtes très proche ?
L'affaire Khalifa Sall est, elle aussi, une énorme farce. Il s'agit d'un règlement de comptes politique à l'encontre d'un homme qui, selon plusieurs sondages sérieux – qui sont en possession de M. Macky Sall lui-même et de diverses représentations diplomatiques –, est sans doute le cinquième président de la République du Sénégal en puissance. Si l'élection présidentielle avait lieu aujourd'hui, Khalifa Sall la remporterait haut la main, dès le premier tour. C'est l'unique raison pour laquelle le maire de Dakar a été poursuivi et emprisonné. Le pouvoir a pour stratégie de neutraliser tous les candidats potentiellement dangereux en vue de la réélection de Macky Sall. Tout est fait pour que le peuple sénégalais n'ait d'autre choix que celui de se prononcer en faveur du président actuel et de sa majorité ou de s'abstenir. Au final, c'est la démocratie sénégalaise qu'on assassine.
La justice sénégalaise a-t-elle été bien diligentée dans l'affaire Karim Wade ?
La traque des biens mal acquis, notamment à l'encontre de Karim Wade, n'a rien donné. Ce fut beaucoup de bruit pour rien. On a évoqué quelques voitures, des bijoux qui se trouveraient dans un compte séquestré à Paris, des sommes modiques, des maisons dont celle dans laquelle Karim Wade est née au Point E et qui, de notoriété publique, appartient depuis longtemps à Abdoulaye Wade. Encore une fois, on se moque du monde. Au passage, je rappelle que l'État du Sénégal, à travers son Premier ministre de l'époque Aminata Touré, avait indiqué avoir recouvré un montant de sept milliards de francs CFA dans le cadre de la traque des biens mal acquis. Or, quand l'État encaisse de l'argent qui n'est pas prévu au budget, cela doit faire l'objet d'une loi de finances rectificative. Je suis député à l'Assemblée nationale et cela n'a pas été le cas en l'espèce. Ce montant n'a donc jamais été crédité dans les comptes du Trésor public sénégalais. Parce que Karim Wade n'a jamais courbé l'échine et transigé avec le pouvoir en place, il a été exilé de force pour empêcher sa candidature. Après Karim, le pouvoir s'est logiquement attaqué à Khalifa Sall car il est perçu par Macky Sall comme son concurrent le plus dangereux dans la course à la présidentielle.
De façon générale, diriez-vous que la Justice au Sénégal est instrumentalisée à des fins politiques ?
Je tiens à faire remarquer que les prédécesseurs de Khalifa Sall à la tête de la ville de Dakar, les anciens maires Pape Diop et Mamadou Diop, qui sont à l'origine de la création de la caisse d'avance incriminée dans ce dossier, n'ont jamais été convoqués par la justice, ne fût-ce qu'à titre de témoin pour information. En outre, le comptable public, qui décaisse l'argent, bénéficie d'un régime de liberté provisoire sous contrôle judiciaire, alors que l'ordonnateur - Khalifa Sall - est, lui, sous mandat de dépôt, en prison. C'est inadmissible. Vous voyez aujourd'hui Donald Trump incarcérer le maire de Washington ou de New York pour motif politique ? Ou Emmanuel Macron faire de même avec le maire de Paris ou de Marseille ? C'est inenvisageable. Jadis, notre pays était reconnu comme vitrine de la démocratie en Afrique. Aujourd'hui, Macky Sall a ramené la démocratie sénégalaise à l'âge de la pierre taillée.
Quelle stratégie l'opposition compte-t-elle appliquer à l'occasion des élections législatives qui auront lieu le 28 juillet prochain au Sénégal ? Va-t-on vers un front uni contre Benno Bokk Yakaar, la coalition qui soutient l'action du président Sall ?
L'opposition sénégalaise s'est unie à travers la plateforme Mankoo Taxawu Senegaal, qui signifie : « Unis, pour redresser le Sénégal ». Notre objectif est de refonder une République dans laquelle les pouvoirs seront séparés et équilibrés. À court terme, notre but est de remporter les élections législatives pour forcer le pouvoir exécutif à une cohabitation avec le Législatif et l'empêcher de mettre le judiciaire sous tutelle. Clairement, notre ambition est de permettre au Parlement de jouer pleinement son rôle, à savoir contrôler l'action de l'exécutif et voter les lois. Je rappelle que sous la dernière législature, aucune proposition de loi - ou presque - n'a été initiée. Nous sommes à la fois extrêmement mobilisés et déterminés. D'ailleurs, la première grande manifestation de la coalition Mankoo Taxawu Senegaal aura lieu le vendredi 19 mai, après la prière, pour exiger la libération de Khalifa Sall et de tous les prisonniers politiques détenus au Sénégal.
Venons-en au Parti socialiste. Quid de la division entre la ligne Tanor Dieng, qui souhaite le maintien du PS au sein de Benno Bokk Yakaar, et celle - dont vous faites partie - favorable à une rupture avec la coalition au pouvoir ?
Ousmane Tanor Dieng est dans un socialisme de caserne, soumis au parti présidentiel. Khalifa Sall, lui, s'inscrit dans un socialisme d'avenir. Nous, socialistes, n'avons pas fait le choix d'intégrer la coalition Beno Bokk Yakaar pour obtenir des postes ou quelques avantages. Si à l'époque, en 2012, l'option d'intégrer cette coalition a été retenue, c'était pour favoriser l'alternance au pouvoir et mettre en œuvre des mesures visant à affermir la démocratie au Sénégal, conformément aux attentes de la population. Tous ces espoirs ont été déçus, comme le montre le non-respect de la promesse de ramener de sept à cinq ans le mandat présidentiel. Idem en matière de développement. Les investissements de prestige - le train express régional à 600 milliards de francs CFA, le centre international de conférence de Diamniadio, etc. - sont privilégiés au détriment des investissements susceptibles d'avoir un impact réel sur le quotidien des populations, que ce soit en matière d'emploi, d'éducation, de santé, etc.
D'une élection à une autre. La présidentielle au Sénégal aura lieu en 2019. Êtes-vous en faveur d'un candidat unique de l'opposition dès le premier tour lors de ce scrutin ?
L'histoire politique du Sénégal a montré que les candidatures uniques ne sont pas la meilleure formule à retenir. Il serait plus respectueux, tant pour la démocratie que pour les électeurs, de créer les conditions d'une libre expression au premier tour et, au second tour, de s'accorder sur des principes fédérateurs et réformateurs.
Sur un plan plus large, pensez-vous que les oppositions en Afrique ont réellement les moyens d'affronter les pouvoirs en place, lors et en dehors des élections ?
Aujourd'hui, dans un contexte de mondialisation, je poserai plutôt la question de la manière suivante : est-ce que les partenaires internationaux des pays africains sont réellement aux côtés des démocraties ? Une démocratie qui vire à l'autocratie, voire à la dictature, en Afrique doit-elle continuer à être épaulée par l'Occident ? Que je sache, il n'y a aucun pays africain producteur de gaz lacrymogène. Or, c'est cette substance chimique qui est utilisée sur le continent pour réprimer les manifestations de l'opposition ou de camions lance-eau-chaude, qui sont fréquemment utilisés pour disperser les manifestants.
Il est temps que l'Occident, partenaire privilégié de l'Afrique, accepte de façon sincère, durable et concrète de soutenir, réellement et non facticement, les démocrates africains, y compris lorsqu'ils sont dans l'opposition. Il ne s'agit pas d'avoir des comportements particuliers en fonction des individus concernés, il s'agit d'avoir des principes universellement appliqués, partout en Afrique comme ailleurs dans le monde. C'est une triste réalité mais l'Afrique, encore aujourd'hui, est victime d'une vaste entreprise qui consiste à piller ses ressources avec la complicité de certains de ses fils. Et tous ceux qui ont cru que le continent africain pouvait se développer, comme Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah ou Amilcar Cabral, ont été liquidés. De nos jours, ceux qui s'y opposent prennent le risque d'être marginalisés.
Peut-on dire à l'instar de ce que vous avez indiqué à propos du Sénégal que la justice dans les pays africains est instrumentalisée à des fins politiques ?
Au Sénégal, c'est un fait, la justice est instrumentalisée à des fins politiques. Je n'y reviens pas. Mais je rappellerai tout de même que cela se passe sous le regard complice de l'Occident. Il n'y a aucun diplomate sérieux ici qui pense sincèrement que le maire de Dakar, Khalifa Sall, a détourné le moindre denier public. Pendant ce temps, on continue de dérouler le tapis rouge au président Macky Sall, à faire croire au monde entier que le Sénégal est une démocratie, simplement parce que le pays accepte d'installer une plateforme de lutte contre le terrorisme ou un centre d'écoute des opérations militaires. En attendant, la justice est aux ordres du pouvoir en place. Le Sénégal, je le déplore, en est une triste illustration mais il ne fait malheureusement pas exception de ce point de vue en Afrique...
L'État de droit et la séparation des pouvoirs en Afrique aujourd'hui : réalité ou fiction ?
La démocratie fonctionne dans certains pays en Afrique. Je songe par exemple au Cap Vert où une élection se gagne ou se perd à une différence de six voix entre le MPD et le PIC, ou encore au Ghana qui est capable d'assurer une alternance pacifique au pouvoir au terme d'un scrutin transparent et crédible. Au Sénégal, en revanche, la démocratie n'est même pas une fiction, c'est un slogan. La différence, c'est que dans le cas de la fiction, on essaie au moins de faire semblant ; alors que dans le cadre du slogan, on se contente d'en parler et c'est tout. Mais pour que la démocratie puisse jouer à plein en Afrique, la communauté internationale en général et l'Occident en particulier doivent assumer leur part de responsabilité, comprendre que le continent africain fait partie de l'ordre mondial. L'Occident en particulier, avec l'ONU, les institutions de Bretton Woods ou encore la CPI, a un rôle important à jouer en matière de respect des droits humains, d'approfondissement de la démocratie, etc.
Quid de la démocratie aujourd'hui en Afrique ? Ne la réduit-on pas seulement à la tenue d'élections ici ou là ?
La démocratie, c'est d'abord un phénomène culturel. Autrement dit, il faut qu'un peuple comprenne qu'il est déjà culturellement apte à vivre en démocratie. Mais quand on crée, dans notre propre imaginaire, des expressions en wolof comme « ndjitou rewmi », que je traduirais en français par le « propriétaire du pays », ou que l'on confère au pouvoir politique un caractère sacré, quasi divin, cela pose problème. Aux États-Unis, le président Trump peut être mis en difficulté par des journalistes. En France, le président de la République peut se faire malmener au Salon de l'agriculture. Ce, parce qu'en démocratie, un citoyen en vaut un autre, quel qu'il soit. C'est le principe d'égalité. Au Sénégal, ça n'est pas le cas. On a créé en droit la notion d'offense au chef de l'État. La notion d'« impeachment », très connue aux États-Unis, qui permet à certaines conditions de démettre de ses fonctions un président en exercice, n'existe nulle part en Afrique et surtout pas au Sénégal.
Au fond, les pays africains n'ont-ils pas davantage besoin de république que de démocratie ?
Il ne saurait être question de république sans démocratie, ni de démocratie sans république. Mais, qu'il s'agisse de république ou de démocratie, l'application de ces principes est rendue difficile en Afrique en raison de siècles d'esclavage, de colonisation, de pillage de nos ressources par l'Occident. Or, cette situation semble complaire aux leaders occidentaux. Ceux-ci ont besoin de mécanismes, que je considère comme une forme de néocolonialisme, pour garder une mainmise sur les économies africaines. Quand on prend le cas du Sénégal, on a tôt fait de remarquer que des pans entiers de notre économie sont captés par des multinationales, françaises notamment. On avait élu le président en espérant qu'il valoriserait les richesses et le potentiel sénégalais. Malheureusement, ils nous a ramenés à l'âge des indépendances. Aujourd'hui, ce pays continue d'être pillé.
Vous êtes maire de Mermoz Sacré-Cœur, l'une des grandes communes d'arrondissement de Dakar. Que pouvez-vous dire de la démocratie locale ? Comment s'exprime-t-elle ? Et un maire peut-il vraiment avoir un impact sur le développement des populations ?
Au Sénégal, l'acte 3 de la décentralisation, que j'ai soutenu en tant que député, a fait naître beaucoup d'espoirs mais, très rapidement, d'énormes désillusions. Cet acte 3 avait notamment pour vocation de rendre nos territoires viables et attractifs sur le plan économique. Ça a été un véritable fiasco. Souvent, en Afrique, le pouvoir central entrave la libre administration des collectivités locales. À titre d'exemple, la ville de Dakar avait lancé un emprunt obligataire. L'État, qui avait dans un premier temps donné son aval, l'a bloqué ensuite. Or cet emprunt devait permettre à Dakar de lever plusieurs dizaines de milliards pour construire des parkings en centre-ville qui auraient contribué à élargir l'assiette fiscale de la ville et à initier des projets d'envergure. Dans les mairies d'arrondissement également, l'État nous met des bâtons dans les roues. Dans ma commune, à Mermoz Sacré-Cœur, nous avons ainsi été empêchés par l'État de mettre en valeur un terrain de 12 000 mètres carrés. Ce projet de valorisation du foncier nous aurait permis d'augmenter les ressources de la commune. C'est d'autant plus dommage que le terrain en question est aujourd'hui laissé en friche, en déshérence totale. En Afrique aujourd'hui, et pas seulement au Sénégal, trop de maires se voient mettre des bâtons dans les roues et sont empêchés de faire leur travail dans des conditions normales.
Comment réagissez-vous à la victoire d'Emmanuel Macron en France ? Qu'espérez-vous pour l'avenir des relations entre l'Afrique et la France ?
Je tiens également à saluer l'intelligence et la lucidité de François Hollande qui a renoncé à se représenter alors même qu'il était le président sortant. Ensuite, je me réjouis de l'élection d'Emmanuel Macron au nom, tout d'abord, d'une solidarité générationnelle. Un président de 39 ans est élu en France alors qu'au Sénégal, nous avons encore de vieux dinosaures qui s'accrochent encore et toujours au pouvoir et aux avantages qui y sont liés. Emmanuel Macron n'était pas né à l'époque de la Françafrique. J'espère qu'il renouvellera, en les rééquilibrant, les relations entre son pays et mon continent et qu'il le fera de concert avec la nouvelle génération de dirigeants africains, qui est réellement soucieuse de démocratie et de développement.
Que pouvez-vous nous dire du Parti socialiste français ?
Je suis triste d'assister à l'évolution qu'il vit aujourd'hui. Le socialisme de feu Jean Jaurès, c'est d'abord la générosité, le dépassement de ses intérêts, l'ouverture, la solidarité. Le socialisme, ça n'est pas l'opportunisme ou le carriérisme. Or cette dérive, nous la constatons aussi bien au Parti socialiste français que dans celui du Sénégal. Cela dit, je reste optimiste pour ma famille politique. Nous finirons par écarter les fausses valeurs et dominer nos vieux démons.
Le Point Afrique