Lorsqu’il reçoit l’alerte de son collègue, Moussa, chauffeur de taxi clandestin à Dakar, s’empresse de faire descendre ses clients. «Terminus ! Amoul Yakar est de sortie !» La voiture, qui devait se rendre boulevard Général-de-Gaulle, finit sa course à quelques minutes de son point de départ, à Liberté VI.
Celui qui contraint le chauffeur à une pause, c’est Mouhamadou Diouf, agent de circulation réputé incorruptible, d’où son surnom «Amoul Yakar» («sans espoir», en wolof). Ce matin-là, l’homme sillonne la capitale sénégalaise en moto, avec pour premier point de contrôle la sortie de l’autoroute, en centre-ville. Posté en contrebas, le policier reconnaît à leur conduite les automobilistes en infraction.
Justement, la Dacia qu’il aperçoit s’est manifestement muée en taxi clandestin. La démarche résolue, Mouhamadou Diouf se place au milieu de la route et fait signe au conducteur de s’arrêter. Papiers confisqués, voiture immobilisée. Le chauffeur tente de négocier la contravention, peine perdue. «Amoul Yakar» reste inflexible. «Un jour, il a arrêté son oncle ici même», raconte son co-équipier, qui ne cache pas sa fierté de travailler avec un tel collègue.
«Ces jeunes n’ont peur de rien»
Il faut dire que l’agent fait figure d’exception dans un pays où la corruption policière est répandue, selon l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac). D’après une étude sur la perception et le coût de la corruption au Sénégal publiée en décembre 2017, «95,9 % des personnes qui ont évoqué des cas de corruption dans le secteur public l’attribuent au sous-secteur de la sécurité publique», avec une majorité de cas dans le domaine du contrôle routier.
Un constat appuyé par des vidéos d’internautes où l’on voit des policiers se laisser corrompre. Une autre, publiée fin juin, montre en revanche l’exaspération d’un chauffeur de taxi qui soutient que l’agent de contrôle lui demande de glisser un billet dans sa carte grise – un des procédés de corruption les plus répandus. Ces pratiques, les patrons de la police jurent les combattre. «Nous travaillons ardemment pour que l’exception Amoul Yakar devienne la règle», martèle le commissaire central de Dakar, Ndiaré Sène.
Après le centre-ville, c’est à Liberté VI que se poursuit la tournée de l’agent. Plutôt que de prendre l’autoroute, il préfère les voies empruntées par les taxis clandestins. Le voyant venir, certains tentent de changer d’itinéraire, mais ils sont vite rattrapés. «Papiers ! Clé du véhicule !», gronde Mouhamadou Diouf, qui tient tout de même à rassurer : «Ce n’est pas de la violence mais de l’intimidation. Ces jeunes n’ont peur de rien.»
Mais ce jour-là, un chauffeur de minibus clandestin va lui échapper. En l’apercevant, l’homme prend brusquement la fuite… à pied. «Ce sont des délinquants de la route, s’agace le policier. Bien qu’il ait laissé la clé sur le contact, il pourra reprendre son van parce qu’ils multiplient les jeux de clé.»
Cible des jeteurs de sorts
Mouhamadou Diouf fait partie des pionniers de la compagnie de circulation de Dakar, créée en 2005. D’abord agent de régulation, il s’occupe désormais du transport irrégulier et du stationnement anarchique, avec comme credo de ne jamais s’attacher au statut social mais à l’humain – une philosophie qu’il tient de son éducation familiale et de ses années de scoutisme.
A chaque contrôle, il tente de faire comprendre l’infraction, que les automobilistes finissent généralement par reconnaître. «Il est sévère mais c’est juste qu’il fait bien son travail. Et ça, on n’y est pas habitué ici», regrette un chauffeur de taxi qui conduisait ce jour-là sans ses papiers. «Il accomplit brillamment sa mission», commente sobrement son supérieur, le capitaine Djibril Fall. Ce que confirment les chiffres : au total, 49 permis et 19 clés de véhicule auront été saisis cette matinée.
Pourtant, l’agent Diouf dit n’avoir jamais été récompensé par la police, où l’on évite de le qualifier d’«incorruptible» pour ne pas briser le tabou et stigmatiser, par effet de miroir, les autres agents. Il confie cependant avoir été sélectionné en 2016 pour une mission des Nations unies, qu’il attend toujours d’effectuer.
«Amoul Yakar», cible régulière des jeteurs de sorts, serait-il victime de sa rigueur dans un pays où le «masla» (la tolérance) est de mise ? Le policier répond avec modestie et malice : «J’ai la case que mon père m’a laissée à Tambacounda [dans l’est du Sénégal]. Si je n’ai rien de la police, à la retraite je pourrai au moins y dormir l’esprit tranquille, car j’aurai porté l’uniforme avec honneur.»
Le Monde.fr