Cependant, les exigences évoquées ci-dessus tranchent d’avec le contexte politique actuel caractérisé par une turbulence électorale et une restriction des libertés. Cette situation conforte un constat d’affaissement de l’Etat de droit comme en témoignent les vives controverses suscitées par les récentes décisions rendues aussi bien par l’administration que par la juridiction constitutionnelle. Des décisions dont la teneur s’éloigne manifestement des enseignements dispensés dans les facultés de sciences juridiques et politiques. Les graves conséquences pouvant résulter de cette discordance interpellent tout citoyen, y compris les universitaires. En outre, l’enseignement du droit dans lesdites facultés présente un décalage avec le droit tel qu’il est appliqué.
Le droit que nous enseignons contredit la conception de l’ordre public proposée par le Préfet du département de Dakar.
S’il est vrai que l’autorité administrative dispose d’un pouvoir d’interdiction des manifestations, celle-ci est assujettie au respect de deux conditions cumulatives prévues par la loi n° 78-02 du 29 janvier 1978 relative aux réunions. La première se rapporte à l’existence de menaces réelles de troubles à l’ordre public et la seconde renvoie à l’insuffisance des forces de défense et de sécurité.
L’arrêté du Préfet de Dakar portant interdiction du rassemblement qui était prévu le vendredi 17 juin 2022 par une partie de l’opposition sénégalaise ne satisfait pas à la condition relative à l’insuffisance des forces de défense et de sécurité. L’autorité préfectorale invoque, à l’appui de son arrêté, l’existence d’un trouble potentiel à l’ordre public et la violation de l’article L. 61 du Code électoral. Or, la lecture combinée des articles 10 et 14 de la loi n° 78-02 du 29 janvier 1978 susmentionnée permet d’en déduire : (i) que les réunions publiques sont libres ; (ii) que l’autorité responsable de l’ordre public doit être informée par écrit de leur tenue au moins trois jours francs avant la date prévue pour l’organisation de la réunion; (iii) que l’autorité administrative responsable de l’ordre public peut interdire toute réunion publique s’il existe une menace réelle de troubles à l’ordre public et qu’elle ne dispose pas de forces de sécurité nécessaires pour s’opposer à ces troubles. Le Préfet a galvaudé la volonté claire du législateur qui considère que même s’il y a surexcitation des esprits à la suite d’événements politiques ou sociaux récents (ou) prévision de manifestations simultanées organisées par des groupements opposés, l’autorité administrative a l’obligation d’encadrer la manifestation. Ainsi, le refus du Préfet, en sus de son illégalité manifeste, correspond à l’arbitraire d’une administration peu soucieuse des libertés fondamentales. L’administration sort de l’orthodoxie de la légalité pure en ce qu’elle ne justifie pas, pour fonder son refus, de l’insuffisance de forces de sécurité.
Le droit que nous enseignons est à rebours de la position défendue par la Cour suprême.
Dans les décisions Alioune TINE (Cour suprême 13 octobre 2011), Sidia BAYO (Cour suprême, 13 janvier 2015), Amnesty international Sénégal (Cour suprême, 09 juin 2016), Assane BA et deux autres (Cour suprême, 23 mai 2019) etc., la Cour suprême fit sienne l’affirmation selon laquelle «en matière de police, la liberté est la règle et la restriction, l’exception». Dans toutes les affaires susmentionnées, la Cour suprême prit la décision d’annuler les arrêtés préfectoraux interdisant des réunions publiques. Elle se fondait alors sur un argumentaire technique indiscutable : «S’il incombe à l’autorité administrative compétente de prendre les mesures qu’exige le maintien de l’ordre, elle doit concilier l’exercice de ce pouvoir avec le respect de la liberté de réunion garantie par la Constitution». Le droit que nous enseignons part du principe simple que le juge de l’excès de pouvoir doit, sans aucune autre considération, veiller à ce que les autorités de police administrative ne portent pas atteinte à l’exercice d’une liberté fondamentale au-delà de ce qui est nécessaire au maintien de l’ordre public. Ce concept ne relève nullement d’une vue de l’esprit mais d’une appréciation concrète de la situation. En matière de police, «la liberté est la règle et la restriction de police l’exception ».
La Cour suprême a toujours respecté ce principe dans sa jurisprudence antérieure. Comment comprendre alors le traitement judiciaire de la requête en référé-liberté aux fins d’ordonner la suspension des effets de l’arrêté n°198/P/D/DK du 15 juin 2022 portant interdiction d’un rassemblement sur la voie publique ? Cette requête a été régulièrement introduite en application de l’article 85 de la loi organique n° 2017-09 du 17 janvier 2017. L’atteinte à la liberté fondamentale de manifestation est grave et manifestement illégale pour défaut de base légale ; l’autorité ayant fondé son acte sur une règle juridique inapplicable. En effet, l’article L. 61 ne peut nullement être invoqué à l’appui d’une interdiction de manifestation. Cette disposition s’adresse aux médias. Il leur est interdit d’être les supports d’une propagande déguisée durant les trente (30) jours précédant l’ouverture de la campagne officielle électorale. Cela n’a rien à voir avec le droit de manifester. Et la Cour suprême a elle-même violé le Droit.
Le droit que nous enseignons s’inscrit aux antipodes de la surprenante sortie du Gouverneur de Dakar.
Comment comprendre la sortie du Gouverneur de Dakar en parfaite méconnaissance de la loi n° 2021-35 du 23 juillet 2021, modifiée, portant Code électoral qui charge le Cnra de veiller à l’application stricte de cette interdiction faite aux médias ? Il lui appartient, en cas de violation de cette interdiction, de proposer des formes appropriées de réparations au bénéfice de tout candidat, de tout parti politique ou coalition de partis politiques lésés. Comment peut-il alors se fonder sur ces dispositions pour interdire une manifestation ? L’exercice de la liberté de réunion consacré par la Constitution ne saurait être suspendu de manière générale et absolue par l’autorité administrative sur le simple fondement d’une disposition du Code électoral.
Le droit que nous enseignons s’éloigne du raisonnement abscons du juge constitutionnel sénégalais dans sa décision n° 9/E/2022.
Après avoir rappelé clairement dans le considérant n° 7 de sa décision les exigences de la parité, le juge constitutionnel se limite à dire qu’«aucune disposition du code électoral ne prévoit qu’un vice entachant l’une des listes puisse avoir des répercussions sur l’autre». Le droit enseigné dans les facultés de sciences juridiques et politiques postule l’unicité de la liste au scrutin proportionnel. Laquelle liste est composée de candidats titulaires et de candidats suppléants. Ce principe se fonde sur certaines dispositions du Code électoral, notamment l’article L. 149 qui dispose : «Pour pouvoir valablement présenter UNE liste de candidats, les partis politiques légalement constitués et les entités regroupant des personnes indépendantes, doivent recueillir la signature …». Si, comme le pense à tort le juge constitutionnel, il y a deux listes, pourquoi le législateur dispose à l’article L.154 du Code électoral, que « CHAQUE liste de candidats au scrutin de représentation proportionnelle avec liste nationale comprend cinquante (50) candidats suppléants» ?
Le Conseil constitutionnel n’a pas dit le droit et n’honore pas le monde du droit. Il cloue au pilori, contre la grammaire du droit électoral, le principe de l’indivisibilité ou de l’indétachabilité de la liste nationale. Il demeure constant que la règle qui s’applique à une liste de candidats est celle de l’entière solidarité entre titulaires et suppléants. La liste proportionnelle étant une et indivisible, le destin des candidats titulaires et des suppléants est indéniablement lié.
Ce faisant, le Conseil constitutionnel sort du droit. Le statut de régulateur qu’il avait pourtant brandi dans sa décision n° 2-C-2021 du 20 juillet 2021 n’est pas pleinement assumé. La sagesse inscrite au frontispice de l’institution devrait l’empêcher de conduire notre pays, le Sénégal, vers une impasse juridique et sociale certaine.
Mame Penda BA, Professeure assimilée en sciences politiques, Agrégée des Facultés de droit, UFR SJP/UGB
Tapsirou BA, Maître de conférences assimilé en droit, UFR SJP/UGB
Philippe BASSENE, Maître de conférences assimilé en droit, UFR SES/UASZ
Jean Charles BIAGUI, Maître de conférences assimilé en sciences politiques, FSJP/UCAD
Marie BOUARE, Maître de conférences assimilé en droit, UFR SJP/UGB
Mouhamadou BOYE, Maître de conférences assimilé en droit, UFR SJP/UGB
Aminata CISSE-NIANG, Professeure assimilée en droit, Agrégée des Facultés de droit, FSJP/UCAD
Jean-Louis CORREA, Professeur assimilé en droit, Agrégé des Facultés de droit, UVS
Karamoko DEMBA, Maître de conférences assimilé en droit, FSJP/UCAD
Fatimata DIA-BIAYE, Professeure assimilée en droit, Agrégée des Facultés de droit, FSJP/UCAD
Abdoulaye DIALLO, Maître de conférences assimilé en droit, SES/UASZ
Pape Fara DIALLO, Maître de conférences titulaire en sciences politiques, UFR SJP/UGB
Thomas DIATTA, Maître de conférences assimilé en droit, SES/UASZ
Moussa DIAW, Maître de conférences titulaire en sciences politiques, UFR SJP/UGB
Karounga DIAWARA, Professeur titulaire de droit, Université Laval, Québec
Abou Adolf DIEME, Maître de conférences assimilé en droit, SES/UASZ
Abdoulaye DIEYE, Maître de conférences titulaire en droit, FSJP/UCAD
Adrien DIOH, Maître de conférences assimilé en droit, UFR SJP/UGB
Maurice Soudieck DIONE, Professeur assimilé en sciences politiques, Agrégé des Facultés de droit, UFR SJP/UGB
Yacente Diène DIONE, Maître de conférences assimilé en droit, FSJP/UCAD
Abdou Khadre DIOP, Maître de conférences titulaire en droit, UVS
Abdoul Aziz DIOUF, Professeur Titulaire de droit, Agrégé des Facultés de droit, FSJP/UCAD
Christian Ousmane DIOUF, Maître de conférences assimilé en droit, FSJP/UCAD
Gane DIOUF, Maître de conférences assimilé en droit, FSJP/UCAD
Massamba GAYE, Professeur assimilé en droit, Agrégé des Facultés de droit, FSJP/UCAD
Souleymane GAYE, Maître de conférences assimilé en droit, FSJP/UCAD
Ababacar GUEYE, Maître de conférences assimilé en droit, FSJP/UCAD
Abdoulaye GUISSE, Maître de conférences assimilé en droit, UFR SES/UASZ
Zeinab KANE, Maître de conférences titulaire en droit, UFR ECOMIJ/UADB
Dieynaba NDIAYE, Professeure de droit, Université de Québec à Montréal
El Hadji Samba NDIAYE, Professeur assimilé en droit, Agrégé des Facultés de droit, FSJP/UCAD
Ndéye Astou NDIAYE, Maître de conférences titulaire en sciences politiques, FSJP/UCAD
Ndéye Coumba Madeleine NDIAYE, Professeure assimilée en droit, Agrégée des Facultés de droit, FSJP/UCAD
Sidy Alpha NDIAYE, Professeur assimilé en droit, Agrégé des Facultés de droit, FSJP/UCAD
Thierno Amadou NDIOGOU, Maître de conférences titulaire en droit, FSJP/UCAD
Amary NDOUR, Maître de conférences assimilé en droit, FSJP/UCAD
Nogaye NDOUR-NIANG, Maître de conférences assimilé en droit, FSJP/UCAD
Moustapha NGAIDE, Maître de conférences titulaire en droit, FSJP/UCAD
Babacar NIANG, Professeur assimilé en droit, Agrégé des Facultés de droit, FSJP/UCAD
Bachir NIANG, Maître de conférences assimilé en droit, UFR SJP/UGB
Bira Lo NIANG, Maître de conférences titulaire en droit, FSJP/UCAD
Mouhamed Bachir NIANG, Professeur assimilé en droit, Agrégé des Facultés de droit, FSJP/UCAD
Yaya NIANG, Maître de conférences assimilé en droit, UFR SJP/UGB
Moussa SAMB, Professeur assimilé en droit, Agrégé des Facultés de droit, FSJP/UCAD
Yamar SAMB, Professeur assimilé en droit, Agrégé des Facultés de droit, UFR SJP/UGB
Salif SANE, Maître de conférences assimilé en droit, UFR SJP/UGB
Abdou Yade SARR, Maître de conférences assimilé en droit, FSJP/UCAD
Marie-Pierre SARR-TRAORE, Maître de conférences titulaire en droit, FSJP/UCAD
Ibrahima SECK, Maître de conférences assimilé en droit, UFR SES/UASZ
Mamadou SEYE, Maître de conférences assimilé en droit, UFR ECOMIJ/UADB
Ibrahima SILLA, Maître de conférences titulaire en sciences politiques, UFR SJP/UGB