A deux jours de la célébration du Maouloud, le porte-voix des Tidianes renchérit : «Je l'ai dit lors de la cérémonie du troisième jour du décès de Serigne Abdou Al Amine, nous ne soutenons pas un leader politique en cachette. Nous ne l'avons jamais fait». Sans l’avoir dit explicitement, tout le monde sait que Tivaouane roule pour Macky surtout le khalife est le marabout attitré de la Première dame.
Et c’est dans ce sillage que, en visite à Tivaouane en prélude au Gamou, le chef de l’Etat a eu droit à un vrai cours magistral du Khalife général des Tidianes, qui a fait étalage d’une vaste science hassidique pour lui prédire un second mandat : «J’ai entendu quelqu’un dire que vous devez diriger le Sénégal pendant vingt ans. Ce dernier n’a pas tort. Si vous enlevez le zéro de vingt, il reste deux. 2 : c’est le signe mystique de votre deuxième mandat. Si Dieu ne voulait pas vous accorder un second mandat, il ne vous en donnerait pas un premier».
Même si le tollé général subséquent a fait reculer le khalife, le mal était déjà fait et personne ne doute de son soutien à l’actuel président de la République.
Moustapha Sy comme un cheveu dans la soupe du khalife
Mais du côté de Tivaouane une voix discordante est venue contrecarrer la prédiction du khalife et battre en brèche la position de Pape Malick. Il s’agit de celle du guide des Moustarchidines Wal Moustarchidates (MWM), Serigne Moustapha Sy, et fils du défunt khalife Serigne Cheikh Al Mahtoum. En effet, au lendemain du Gamou, Moustapha Sy a pilonné le régime actuel notamment Ali Ngouille Ndiaye qu’il qualifie allusivement de «ministre de l’Inférieur» et Macky Sall de «Gardien de la Confusion».
Il a, dans la même foulée, déclaré qu’il détient les armes mystiques pour faire partir le président Sall comme il en a fait pour Abdou Diouf, Abdoulaye Wade, Georges Bush et Marine Lepen. «En 2000, Serigne Cheikh avait prédit la victoire de Diouf, j’ai pris son contrepied pour le faire tomber. Serigne Mansour a soutenu la victoire de Wade en 2012, j’ai sorti les mêmes missiles mystiques pour le faire partir par la petite porte» a martelé le guide des MWM en verve comme pour justifier la bataille qu’il compte mener contre l’actuel président.
Cette déclaration du guide religieux et politique sonne comme un casus belli à l’endroit des dignitaires de Tivaouane qui défendent la réélection du président Sall. Cela est d’autant plus compréhensible que Moustapha Sy et sa formation politique, Parti de l’Unité et du Rassemblement (Pur), iront à la conquête de la mairie de la capitale du Tidianisme et présenteront éventuellement un candidat à la présidentielle de 2019. Ainsi, toute déclaration allant dans le sens de privilégier un candidat autre que ceux du Pur peut être perçue comme une bataille contre les intérêts politiques du guide des MWM. Cette sortie de Moustapha Sy est tombée comme un cheveu dans la soupe de l’unité que la famille Sy de Tivaouane ne cesse de prôner depuis la disparition d’Al Amine.
Touba ou la culture de la résistance au «Ndigël»
A Touba, des déclarations similaires à celles de Pape Malick Sy ont résonné de la bouche du bras droit du Khalife, Serigne Mountakha, à l’occasion du Magal : «Le khalife général des mourides m'a demandé de te transmettre ses remerciements pour l'ensemble de ton œuvre pour Touba. Sois rassuré et tranquille. Poursuis ton travail. Tout ce que tu fais pour Touba, Serigne Touba te le rendra. Car, il sait payer ses dettes». Ces propos seront renforcés par ceux de Serigne Bass Abdou Khadre : «Nous savons que vous êtes dévoués à notre cause, toute la famille de Serigne Touba peut en témoigner. Et comme l’avait dit le “Jewriñ“ Serigne Mountakha Bassirou, soyez tranquille. Serigne Sidy Mokhtar vous dit de rester tranquille. Car Serigne Touba paie toujours les gens dévoués à sa cause».
Si ces propos ont été interprétés et exploités politiquement comme une prédiction à un second mandat pour le président Macky Sall, jamais un marabout proche du khalife n’aura eu le courage de franchir le rubicond en donnant un «ndigël». Les populations de Touba sont connu pour leur rétivité à une quelconque consigne de vote et cela date de 1988 quand l’alors khalife Serigne Abdou Lahat demanda aux talibés, lors d’une cérémonie officielle du «Magal» de Touba, d’accorder leurs suffrages au président Diouf sinon ils trahiraient Serigne Touba. Mais la révolte sonna dans la famille Mbacké de Touba, quand un certain Khadim Mbacké, militant du Parti démocratique sénégalais (PDS), fit une sortie télévisuelle en pleine campagne électorale pour prendre le contrepied du tout-puissant Baye Lahat.
C’est donc dire que Touba a une longue culture de résistance aux consignes de vote. Donc dire au président Sall de «dormir tranquille», est-ce un gage de victoire à Touba ? Le président Sall peut-il être tranquille quand le deuxième grenier électoral continue systématiquement d’accorder massivement ses suffrages au leader du Sopi, Abdoulaye Wade ? Lors des élections législatives, la Coalition gagnante Wattu Senegaal a remporté la mise avec 50007 voix contre 37073 pour Bennoo Bokk Yaakaar. Et il faut souligner que la majorité des électeurs de Touba n’ont pu s’exprimer lors du vote à cause de plusieurs dysfonctionnements administratifs. Jamais le président Sall, avec toutes les faveurs et l’argent qu’il déverse à Touba, n’a gagné une élection à Touba.
Pire, d’élection en élection, il tombe de Charybde en Scylla. Ce qui montre la fracture qu’il y a entre l’aisance des marabouts qui vivent pour la plupart dans un luxe insolent et bénéficie des prébendes des diverses Majestés qui se succèdent au pouvoir et la misère dans laquelle végète l’écrasante population de Touba. Ce qui montre que les véritables décideurs du jeu électoral à Touba, ce sont les populations locales, autrement dit les talibés-électeurs. Eux qui refusent d’exécuter toute forme de «ndigël» et votent selon leurs intérêts. Qui ne sont pas forcément ceux des marabouts, lesquels «oublient» toujours de redistribuer l’argent et les privilèges reçus du pouvoir.
Autant de choses qui montrent les limites du programme de modernisation des cités religieuses avec la construction d’infrastructures de dernière génération que le président met en bandoulière pour courtiser l’électorat mouride. En effet, les faveurs accordées aux marabouts, notamment aux khalifes, n’engagent pas électoralement les talibés et sujets. Pour ce qui est de la capitale du mouridisme, il suffit de s’éloigner un peu de la Grande Mosquée de Touba pour constater le fossé qu’il y a entre une certaine classe maraboutique qui vit dans l’aisance et les talibés oubliés par le pouvoir.
D’ailleurs, Serigne Modou Lô Ngabou, lors du CDD préparatoire au dernier Magal de Touba, n’a pas manqué de souligner les conditions misérables dans lesquelles vivent les populations locales qui jurent avec l’aisance dans laquelle baigne la classe maraboutique. « Ce qui me désole dans cette manière de faire, c'est que l'électricité est jusque dans les maisons inhabitées de ces marabouts, alors que le bas peuple continue de croupir dans les ténèbres. Ce n'est pas normal et cela ne recoupe pas d'avec les enseignements et les aspirations de Cheikh Ahmadou Bamba » avait-il fait savoir aux autorités religieuses de Touba.
L’échec des choix de l’Etat
A Tivaouane, le constat est le même. Même si lors des dernières législatives, la Coalition présidentielle est arrivée en tête avec 59 689 voix, elle n’est pas majoritaire dans le département puisque 66 094 voix appartiennent à l’opposition réunie. Cet arbre de la victoire qui cache mal la forêt d’une défaite électorale patente montre que l’échec du programme de modernisation des cités religieuses dont le soubassement est essentiellement électoraliste. C’est donc dire que le président doit réorienter ses choix politiques et économiques dans les villes religieuses car il ne sert à rien d’investir des milliards dans des édifices qui ne sont fonctionnels et utilisables que pendant quelques jours dans l’année. Surtout qu’à côté de ces bâtiments, des crève-la-faim croulent sous le poids de la misère et n’arrivent même pas à assurer un «gobardiassi», c’est-à-dire un repas de mauvaise qualité. Surtout que ce ne sont pas les marabouts qui élisent un président de la République, mais le peuple souverain.
Serigne Saliou Guèye