A entendre ou à lire les uns et les autres, on a le sentiment qu’on fait dire à Ousmane Sonko ce qui n’était sûrement pas son intention de départ : une fois élu, il fusillera tous les criminels qui pillent le pays depuis 1960 y compris, en particulier, les trois chefs d’Etat qui s’y sont succédé. En d’autres termes, Ousmane Sonko devenu Président de la République, rétablira la peine de mort, condition sine qua non pour fusiller ou pendre qui que ce soit. A ma connaissance, la Chine exceptée, il n’existe aucun autre pays au monde où on fusille ou pend des gens convaincus de mal gouvernance flagrante (de corruption, de détournements de deniers publics, etc.). Je n’en connais pas, même pas en Afrique, où la vie humaine ne compte pas parfois pour un kopeck. Comment alors Ousmane Sonko, lucide quand même jusqu’à preuve du contraire, peut-il envisager un seul instant une telle folie ? On a donc saisi l’opportunité de sa déclaration certainement maladroite, pour lui prêter toutes les intentions, y compris des plus horribles.
A la place du pauvre Ousmane Sonko, je ne ferais peut-être pas exactement la même déclaration, mais je condamnerais avec lui et de façon vigoureuse, la manière dont notre pays est géré depuis 1960. Je m’engagerais à punir aussi sévèrement que le permet la loi, toutes les forfaitures, tous les crimes qui ont été commis pendant les gouvernances que nous avons connues. Il ne faut pas que la déclaration de Sonko cache ces crimes. J’ai entendu un membre de la majorité présidentielle reprocher vivement au pauvre Sonko d’avoir traité de criminels les anciens Présidents de la République. Je n’ai pas personnellement entendu une telle déclaration. A supposer qu’il l’ait faite, il n’aurait pas tout à fait tort car Diouf et Wade ont effectivement commis des crimes. Le président-politicien Macky Sall en a commis et continue d’en commettre impunément.
Le Petit Larousse illustré définit le crime comme « un homicide volontaire, un meurtre », mais aussi comme « un acte répréhensible, lourd de conséquences ». Si on considère la seconde définition, les hommes et les femmes politiques qui se sont succédé au pouvoir ont commis beaucoup de crimes économiques dont nous traînons encore les lourdes conséquences. Ces conséquences comptent pour beaucoup dans notre place peu enviable parmi les 25 pays les plus pauvres et les plus endettés du monde.
Le Président Abdou Diouf, alors Premier ministre, en a commis en couvrant le fameux Compte K2, mis en place dans les années 70 pour « promouvoir une bourgeoisie nationale ». A l’arrivée, ce Compte a plutôt enrichi des hommes et des femmes politiques, des chefs dits religieux, de grands notables, etc. Pour donner un exemple parmi de nombreux autres, M. X est du pouvoir ou en est proche. On lui attribue une parcelle de terrain bien placée. Le très généreux Compte K2 lui accorde un prêt de huit à dix millions. Il construit une villa luxueuse conventionnée immédiatement par l’Etat à 300000 francs /mois, alors qu’il rembourse mensuellement – si toutefois il rembourse – 90 à 100000 francs. S’il est réaliste, il se fait construire, quelque temps après, une autre villa dans les mêmes conditions. De nombreux compatriotes, dont certains ne remboursaient même pas, se sont ainsi facilement et, peut-être illicitement enrichis. La Région qui a le plus bénéficié de ce Compte est celle de Kaolack, feu Babacar Ba étant à l’époque, ministre de l’Economie et des Finances, et responsable politique dans la Région.
Diouf est aussi responsable, en tant que Premier ministre de Senghor, de la gestion catastrophique, pendant plusieurs années, de l’Office national de Coopération et d’Assistance pour le Développement (ONCAD). L’Office sera d’ailleurs dissous à la fin des années 70, avec un passif de 100 milliards de francs CFA. Pour de plus amples informations sur les raisons de cette dissolution, je renvoie le lecteur aux pages 163-164-165 du livre de l’historien Mamadou Diouf, « Le Sénégal sous Abdou Diouf ».
On se rappelle aussi les gros détournements comme ceux intervenus impunément à la Croix rouge sénégalaise, à la Loterie nationale sénégalaise (LONASE), à la Caisse de Péréquation et de Stabilisation des Prix, à la Société nationale de la Poste, à la Société nationale des Chemins de fer du Sénégal, etc. Il convient de signaler également ce décret 97-932 du 18 juin 1997, qui organisait la passation des marchés publics au niveau du scandaleux Projet de Construction d’Immeubles administratifs et de Réhabilitation du Patrimoine bâti de l’Etat (PCRPE). Décret « corruptogène » qui suscitait et couvrait tous les forfaits, tous les crimes, et DIEU sait qu’il y en a eu.
Le Président Diouf a permis et couvert une autre forfaiture en autorisant, en 1992, ses proches collaborateurs, à recourir aux fameux accords secrets de pêche pour financer – c’était le prétexte – la réalisation de certaines infrastructures dans le cadre de la préparation de Sénégal 92 (le Sénégal devait organiser, cette année-là, la Coupe d’Afrique des Nations de football). Ces accords secrets de pêche, qui sont restés en vigueur plusieurs années après la Can 92, ont été pour beaucoup dans le pillage de nos maigres ressources halieutiques. Ils ont aussi enrichi trop facilement de nombreux Socialistes et proches du président Diouf.
La gouvernance de Diouf était jalonnée par de nombreux autres scandales, de nombreux crimes restés impunis. Le lecteur peut en avoir le cœur net en parcourant les pages 171-178 de mon livre « Abdou Diouf, 40 ans au cœur de l’Etat socialiste au Sénégal », Paris, L’Harmattan, 2009. Aux pages 165 et 166, il se rendra compte que, dans certaines circonstances, les hommes et les femmes politiques peuvent perdre leur contrôle et se laisser carrément aller. On se rappelle que le Président Diouf était un homme de mesure, un homme qui encaissait stoïquement les critiques les plus acerbes. Il lui arrivait cependant de sortir de ses gonds et de faire des déclarations qui ne ressemblaient pas au tempérament de l’homme.
Il en était ainsi le 27 octobre 1998, à son retour de Paris où il s’était rendu pour répondre à une invitation du Président de l’Assemblée nationale, Laurent Fabius. L’opposition parlementaire l’y avait précédé pour manifester contre lui devant le Palais Bourbon. Initiative qu’il avait très mal prise et pour laquelle il avait fait cette grave déclaration, à sa descente d’avion au pays : « Je n’avais jamais pensé que je suscitais autant de haine de la part des ces leaders politiques. J’ai l’impression qu’ils ont à mon égard une haine forte. » Ce soir-là, les Sénégalaises et les Sénégalais ont découvert un Abdou Diouf hors de lui et s’étant départi de sa sérénité habituelle. Ils ont eu à découvrir le même Abdou Diouf les 25 et 26 février 1988, lors de la campagne pour l’élection présidentielle de cette année-là. Malmené par les jeunes manifestants de la ville de Thiès, il les qualifia, à la mythique Place de France, de « Jeunesse malsaine ».
Le lendemain, il régla son compte à l’opposition en lançant à son encontre la sévère mise en garde suivante : « Je croyais, j’espérais et je souhaitais avoir en face de nous, travaillant en direction de l’intérêt général du Sénégal, des patriotes sincères, démocrates, vertueux, des hommes de parole, de dignité et de respect. Mais j’ai en face de moi des bandits de grand chemin. Ce ne sont pas des Sénégalais dignes de ce nom, ils ont perverti la démocratie, bafoué et terni l’image de marque du Sénégal. Le peuple sénégalais ne le leur pardonnera jamais ; le 28 février donnez leur votre sanction pour cette mauvaise action. » On pouvait aussi rappeler ses vives félicitations aux forces de l’ordre d’avoir réprimé violemment, en 1985, la manifestation de l’opposition contre l’apartheid et, par ricochet, la visite du dictateur Mobutu au Sénégal. Pourtant, elles avaient même fracassé un bras à Abdoulaye Faye du Pds.
Nous n’oublions pas, non plus, les nombreuses gaffes du candidat puis du Président Abdoulaye Wade, dont certaines mettaient même parfois en danger nos compatriotes à l’étranger. C’est ainsi que, lors de la Conférence africaine sur le racisme tenue à Dakar à partir du lundi 22 janvier 2001, le Président Wade, euphorique comme c’était souvent le cas déclarait : « Un Burkinabe subit en Côte d’Ivoire ce qu’un noir ne subit pas en Europe. » Cette déclaration mit les Ivoiriens dans tous leurs états et il a fallu un déplacement à Abidjan de Moustapha Niasse alors Premier Ministre, pour prévenir l’incendie. Et que dire de ses incessants appels à l’Armée à prendre le pouvoir, chaque fois qu’il ratait l’occasion d’y accéder ? Et de sa déclaration à Paris qu’il venait acheter des armes pour contenir nos voisins ? Face à ces déclarations, celle de Sonko est une peccadille puisque tous nos compatriotes de bonne foi savent qu’il ne fusillerait personne.
Pour revenir aux scandales, aux crimes économiques, nous en avons connu de toutes sortes avec la longue et nébuleuse gouvernance du vieux président. Nous en retiendrons quelques-uns : la rocambolesque rénovation de l’avion de commandement, le Flèche des Almadies, qui nous aura coûté à l’arrivée près de 30 milliards, pour une opération dont il nous assurait qu’il ne coûterait pas un franc au contribuable ; la gestion peu orthodoxe de ses fonds spéciaux illimités, notamment alimentés par des chèques destinés normalement au Trésor public ; le détournement sans état d’âme de quinze millions de dollars de ‘’fonds taïwanais’’, normalement destinés à la réalisation de projets sociaux ; les 40 véhicules de luxe du FESMAN détournés, avec la complicité de son ‘’conseiller spécial’’ d’alors ; le pillage systématique de nos maigres réserves foncières, distribuées à des hommes et à des femmes déjà nantis, au détriment de millions de Sénégalaises et de Sénégalais qui couraient derrière la plus petite parcelle pour se construire une maison ; les mystérieuses dizaines de milliards qui ont fait l’objet du fameux ‘’Protocole de Reubeuss’’, et qui ne seront jamais élucidés, etc. Il y en a bien d’autres, dont le moins grave pourrait le conduire en prison dans toute grande démocratie.
Son successeur a emprunté le même chemin et point n’est besoin d’insister sur le scandales-crimes qui jalonnent sa gouvernance : nous les vivons dans notre chair depuis bientôt sept ans. Ce sont tous ces crimes jusqu’ici restés impunis qui ont certainement fait sortir Ousmane Sonko de ses gonds. Son intention n’est sûrement pas de fusiller – ce qui n’est pas possible dans notre pays – mais d’élucider ces crimes et de punir sévèrement leurs auteurs. De ce point de vue, il bénéficie de tous mes encouragements et a tout mon soutien. Je suis très réservé, par contre, par rapport à son intention annoncée de se rapprocher du vieux président-politicien. Je ne partage surtout pas son affirmation qu’il est le meilleur président du Sénégal. Il en est très loin. S’il a à son actif des réalisations – et quelles réalisations –, il a, à son passif, beaucoup de destructions. Placés sur les deux plateaux d’une balance, les destructions feront pencher lourdement celle-ci de leurs côtés. Il n’est surtout pas question que Sonko cherche refuge auprès de lui, comme l’annonce la presse. Qu’a-t-il fait de répréhensible pour chercher refuge auprès d‘un tel homme ? Quand on a pour cheval de bataille la bonne gouvernance, on ne peut pas s’acoquiner avec ce vieux politicien prédateur, qui serait bien indiqué pour symboliser la mal-gouvernance.
Malgré sa déclaration malheureuse, qui peut arriver à tous les hommes, à toutes les femmes politiques, Ousmane Sonko doit garder le cap qu’il s’est fixé dès le départ, et refuser d’écouter les oiseaux de mauvais augure qui veulent le convaincre que, quand on sollicite les suffrages des Sénégalais, il ne faut pas leur tenir un langage de vérité crue. Ces gens-là sont les gardiens jaloux du statu quo, de l’odieux système vieux de 58 ans, dont les tares sont responsables du grand retard que nous accusons par rapport à des pays comme le Maroc et la Corée du Sud, qui avaient le même PIB que nous en 1960.
Mody Niang