«En Afrique, l’ère des partis uniques a cédé la place aux Coups d’Etat judiciaires». Le 28 juin 2018, le très sérieux journal anglais «The Economist» sonnait l’alerte sur les tensions politiques au Sénégal (exil forcé de Karim Wade, parrainage imposé…), les contestations sociales tous azimuts (répression aveugle de la manifestation des étudiants de Saint Louis, ayant entrainé la mort de Fallou Sène), et le risque de basculement, liés aux dérives du pouvoir et à l’instrumentalisation excessive de la justice. Ce réquisitoire sans appel du journal britannique est loin d’être isolé. Le 12 décembre 2017, le Conseil de Paris a adopté un «vœu» de l’exécutif parisien, préconisant «la création d’un Observatoire international des maires en danger, une instance de veille ayant pour vocation la protection des droits des élus locaux». A l’époque, M. Patrick Klugman, Chargé des questions internationales et de la Francophonie à la Mairie de Paris, dénonçait, et à juste titre, la manière dont le Maire de Dakar a été incarcéré, la vitesse à laquelle son procès a été organisé et la violation des droits de la Défense (droit à la présomption d’innocence et droit à un procès équitable).
Dans un communiqué du 13 décembre 2017, le régime, par la voix de son porte-parole Seydou Gueye, s’était fendu d’un communiqué, pour dénoncer, je cite, « les atteintes à la souveraineté du Sénégal». L’arrêt rendu le 29 juin 2018 par la Cour de Justice de la CEDEAO (une instance africaine) confirme point par point, l’appréciation de la Ville de Paris dans l’affaire Khalifa Sall. Le rapport 2017-2018, d’Amnesty International sur la situation des droits humains au Sénégal établit un diagnostic très alarmant « Les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'expression sont bafoués et soumis à de nombreuses restrictions. Les auteurs des violations des droits humains (police et gendarmerie) bénéficient d’une impunité de fait. La surpopulation carcérale, les traitements cruels, inhumains ou dégradants liés aux conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, atteignent des niveaux insoupçonnés, au point d’entrainer la mort de 4 détenus».
Pour conclure, Amnesty International a pointé les atteintes graves à la liberté d’expression, évoquant le cas de la journaliste-photographe Oulèye Mané, de l’artiste Amy Colé Dieng, et de nombreuses personnes arrêtées arbitrairement pour avoir exprimé des opinions dissidentes. Sous le magistère de Macky Sall, le constat est quasi unanime, y compris à l’échelle internationale : l’Etat de Droit s’est considérablement affaissé, fragilisant la Démocratie sénégalaise, réduite à sa plus simple expression. La tenue de scrutins libres, transparents, sincères et démocratiques, un des baromètres de la Démocratie n’est plus garantie. Ni les élections locales de 2014, ni la consultation du 20 mars 2016, encore moins le scrutin du 30 juillet 2017 ne se sont déroulés, suivant les standards démocratiques :
1. Lors des élections locales de 2014, le sens du vote a été modifié à Saint Louis, grâce à un impressionnant déploiement des forces de l’ordre, pour permettre au beau frère du Président (Mansour Faye), d’être élu Maire.
2. En 2016, la publication des résultats a permis de noter une différence entre les chiffres fournis par le Ministre de l’Intérieur (Abdoulaye Daouda Diallo) et ceux du Président de la Commission nationale de recensement des votes, avec un écart net de 1213 bureaux de vote «fictifs.»
3. Le scrutin du 30 juillet 2017 a été un fiasco total : vote saboté à Touba, démarrage tardif dans de nombreux fiefs défavorables au régime ; citoyens privés du droit de vote (centaines de milliers), électeurs transférés dans d’autres bureaux de vote ou ballotés d’un endroit à un autre, inversion des résultats à Dakar (résultats publiés nuitamment, à 2 heures du matin, grâce à la complicité active de 2 sites Internet parfaitement identifiés, réputés proches du régime).
A quelques encablures des présidentielles, aucune garantie n’a été apportée par le régime sur la transparence du processus électoral, le risque d’élimination de candidatures ciblées, et les manœuvres frauduleuses, de nature à entacher la régularité et la sincérité du scrutin. Alors que le code consensuel de 1992 a volé en éclats, et que le Sénégal se dirige tout droit vers un simulacre de scrutin en 2019, une course aux délais est engagée pour vider le procès du Député-Maire Khalifa Sall, afin de baliser le terrain à Macky Sall.
Obsédé par un second mandat, Macky Sall instrumentalise la Justice, gouverne le Sénégal par la terreur et la ruse. Dans une contribution intitulée «Comment la bonne gouvernance et le respect des droits de l’homme peuvent aider à vaincre le terrorisme en Afrique», publiée le 28 mars 2018, sur le site de l’ambassade des USA au Sénégal, Daniel Murphy Diplomate au Bureau chargé de la Démocratie des Droits de l’homme et du Travail, rattaché au Bureau des Affaires Africaines souligne que «Les violations des droits de l’homme par les forces de sécurité constituent l’un des principaux facteurs de l’extrémisme violent en Afrique».
Dans son argumentaire, M. Daniel Murphy s’appuie sur une étude du Programme des Nations unies pour le Développement qui conclut que «71 % des extrémistes violents interrogés ont cité le meurtre ou l’arrestation par les autorités publiques d’un membre de leur famille ou d’un ami comme «point de basculement» qui les a amenés à rejoindre une organisation extrémiste violente». L’originalité de l’analyse de M. Murphy réside dans le fait qu’elle souligne que la violation des droits de l’homme en Afrique est un terreau de la violence, et par ricochet, du terrorisme.
Il y a quelques mois, un homme politique sénégalais emprisonné, Barthélemy Dias a saisi la Commission des relations extérieures du Congrès américain pour «l’instrumentalisation de la justice sénégalaise par le Président Macky Sall, en vue de liquider des adversaires politiques ».
Les Etats-Unis qui ont une approche globale du risque en Afrique, incluant la problématique des droits de l’homme, ne peuvent ignorer que la tension politique actuelle au Sénégal représente un risque de déstabilisation. Les principaux partenaires du Sénégal (France, Union Européenne) confrontés à une poussée migratoire, à la montée des mouvements d’extrême droite, et à une opinion publique de plus en plus séduite par les thèses du populisme doivent savoir (davantage) que la corruption des élites, la mal gouvernance, et la violation des droits humains en Afrique, sont en grande partie, les causes des migrations qui déstabilisent les sociétés européennes.
Avec la fin des partis uniques en Afrique dans les années 90, due à la pression exercée sur les régimes (sommet de la Baule), tous les pays africains (ou presque) se sont convertis au multipartisme, en se dotant de Constitutions «modernes » pour bénéficier du précieux label de « pays démocratique ». Dans les faits, on observe une mutation et une formidable adaptation des régimes qui réussissent à détourner les règles du jeu démocratique. En 2018, en Afrique, « le parti unique » a désormais un visage : la Justice.
L’Institution judiciaire cautionne les violations de la loi, valide les lois scélérates, écarte des candidats, fausse le jeu démocratique, emprisonne les opposants, et les adversaires des régimes en place, valide des scrutins faussés, et proclame des résultats tronqués ; le tout dans une « apparente légalité ». C’est l’ère des Coups d’Etat judiciaires. Un système juridique inédit, d’élimination des opposants politiques qui se manifeste à 3 niveaux :
1. Un procureur de la République aux ordres, agissant pour la défense des intérêts politiques du pouvoir en place (auto-saisines sélectives, arrestations arbitraires d’opposants politiques),
2. Des jugements expéditifs rendus par des magistrats triés sur le volet, chargés de réaliser les basses œuvres (condamnations politiques sur mesure, et élimination de candidatures ciblées),
3. Des modifications intempestives des Constitutions (lois scélérates), adoubées par des Conseils Constitutionnels, alliés objectifs des régimes, et complices de toutes les forfaitures.
Pour les partenaires au développement, soutenir l’indépendance de la Justice en Afrique (le maillon faible) doit être un axe prioritaire. En février 2016, pour la première fois dans l’histoire du Sénégal, 45 Professeurs de Droit ont signé une tribune commune pour dire au Président et aux membres du Conseil Constitutionnel : Non, Non et Non : Un Avis n’est pas une Décision.
Macky Sall a fait fi du Droit et modifié l’Avis en Décision. C’est par la force que Macky Sall a mobilisé la police et la gendarmerie aux 4 coins de Dakar pour faire voter la loi sur le parrainage Intégral, le 19 avril 2018. C’est par la force que Macky Sall a décidé de maintenir arbitrairement en prison le Maire de Dakar, en dépit de l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO du 29 juin 2018. Parce qu’il ne compte plus sur le libre choix des électeurs, mais sur le déploiement des forces publiques (police, armée) pour être réélu en 2019, Macky Sall représente un risque pour la stabilité juridique et sociale du Sénégal. Tous les observateurs constatent avec effroi, les dérives autoritaires de Macky Sall, un Président hors contrôle. L’alerte du très influent journal «The Economist» est un message aux partenaires du Sénégal (France, USA, UE...).
Seybani SOUGOU – E-mail : sougouparis@yahoo.fr