La réalité de la gestion d’un pays peut mettre à nu au grand jour l’inadéquation des visions présentées avec sincérité par des personnalités politiques aspirant à diriger notre pays. Peu sont les hommes politiques qui accepteraient de s’être trompés pour justifier une seconde chance que pourrait mériter Abdoul Mbaye. La vision qui sous-tend ses propositions est celle de Yonu Yokuté abandonnée car inadaptée au contexte et théorisée par Macky Sall au contact de l’extrême pauvreté lors de ses tournées dans les profondeurs du Sénégal. Cette vision se résumait ainsi : « Un Sénégal où les injustices et inégalités sociales sont réduites au minimum » comme base de l’émergence et d’une croissance forte. Abdoul Mbaye en réaffirmant la justesse de cette vision pour honorer sa parole donnée aux sénégalais s’est enfermé dans un dilemme face à l’échec constaté de cette vision dans un contexte de pauvreté généralisée sans ressources centrales à redistribuer y compris dans l’agriculture. Cette situation l’oblige à théoriser un développement par la base sans modèle de financement local adapté face à la pauvreté des populations locales. Macky Sall en nous donnant rendez-vous en 2019 pour évaluer son bilan a préféré renier la parole donnée pour être jugé aux résultats qu’il espérait bons après avoir essayé plusieurs visions. Il a donc correctement appliqué l’éthique de la responsabilité et sera jugé.
Abdoul Mbaye aura donc été rigidement fidèle à sa déclaration de politique générale dans son discours programme et dont le principal axe stratégique que nous résumions ainsi qui suit en 2012 n’a pas changé : « La décentralisation et la territorialisation des politiques comme moyens de réaliser la bonne gouvernance démocratique et le développement économique et social ». Nous invitions alors le gouvernement à réaliser cette vision stratégique en adhérant aux valeurs d’autonomie et de liberté ce qui devait revenir à territorialiser la définition même des politiques publiques et à revoir notre architecture institutionnelle sur cette base. Abdoul Mbaye nous retrouve donc sur ce terrain dans son discours programme. Le développement à la base se heurte cependant à la nécessité d’un modèle d’autofinancement local adapté. C’est ce qui explique l’absence criant de détails sur la question dans le discours d’Abdoul Mbaye malgré ses propositions intéressantes et détaillées notamment sur l’artisanat et la décentralisation sous le leadership d’état.
Abdoul Mbaye semble donc nous proposer de poursuivre la mise en œuvre de sa déclaration de politique générale prématurément interrompue tout en conservant la vision qui la sous-tendait et qui a produit des échecs constatés. Cette déclaration essayait de faire la synthèse de la vision socialiste des assises nationales et de celle du programme Yonu Yokuté. Puisque les contraintes macroéconomiques et budgétaires ne permettaient pas une politique d’émergence par la redistribution et la prise en charge des mondes rural et urbain dans l’extrême pauvreté, Abdoul Mbaye avait entamé à juste titre le processus d’ajustement des dérapages budgétaires du régime d’Abdoulaye Wade. Contrarié, le Président Macky Sall avait mis Aminata Touré en scelle et dont la déclaration de politique générale était la meilleure traduction possible des aspirations socialistes et redistributives du président Macky Sall sous contrainte budgétaire. Nous disions alors sur cette déclaration que « son volet économique était le plus faible en substance ». Le président Macky Sall devant l’évidence de la nécessité de créer de la richesse a travaillé à remplacer son Premier Ministre avec une vision essentiellement économique de transformation structurelle sous le leadership de l’Etat tout en continuant son penchant social (le PSE). Il le fera principalement par l’interventionnisme d’Etat dans l’agriculture, le financement de grands travaux par l’endettement, les impôts sur les produits pétroliers dont les prix devaient baisser pour financer des programmes sociaux. Du fait de l’accélération de l’endettement, de la remontée des cours du pétrole, il se rendra rapidement compte que cette croissance ne sera pas durable, ses partenaires internationaux ayant sonné l’alerte.
Le président Macky Sall se sera donc trompé trois fois de vision avant de nous proposer une quatrième vision plus libérale allant dans le bon sens par nécessité, face aux limites de l’endettement public et du leadership d’état. Il s’agit d’un « Sénégal sans exclusion où tous les citoyens bénéficient des mêmes chances et des mêmes opportunités pour réaliser leur potentiel et prendre en main leur destin ». L’état ne pouvant pas tout faire, cette vision a été baptisée « un Sénégal de tous et un Sénégal pour tous » qui sera nécessairement limité dans ce qu’il pourra faire. L’Etat a de ce fait appelé le secteur privé à « piloter, financer, et exécuter » les projets de la phase 2 du PSE. Les citoyens devront donc prendre leur destin en main. Abdoul Mbaye nous dit la même chose en écrivant concernant le financement de ses propositions que « sans risque de caricature, deux constats s’imposent : L’Etat ne peut plus ou l’Etat ne peut plus tout seul ». De ce fait, il nous propose les partenariats publics-privés dont le financement ne permettra pas de financer en même temps ses politiques redistributives d'envergure. Ceci l’inscrit résolument dans la même perspective libérale que Macky Sall pour sa liste de projets pouvant faire l’objet de partenariats publics-privés.
Malheureusement, cette vision de responsabilisation du citoyen ne produira pas non plus son potentiel pour plusieurs raisons que nous avons déjà évoquées dans nos précédentes contributions. Il s’agit, d’une part, de l’absence d’un système financier et monétaire adéquat qui permettrait aux citoyens de réaliser leurs propres plans, et d’autre part, du leadership d’un état central défaillant et capturé par des lobbys qui produira davantage d’injustices sociales. La perspective d’une décentralisation plus approfondie pour améliorer les services publics face à une administration centrale inefficiente et inefficace, et d’une réforme monétaire et financière, qui semblent maintenant faire l’unanimité, permettraient de pallier ces faiblesses.
Cependant, lorsque Macky Sall ne veut pas nous parler de réforme monétaire, Abdoul Mbaye s’écarte de lui lorsqu’il nous dit « qu’il ne peut être envisageable de parler d’économie et de prix sans évoquer la monnaie par laquelle elle s’exprime ». Son souci du détail disparait alors soudainement. Il nous propose une monnaie forte, la renégociation de la garantie de la convertibilité de notre monnaie, et la réforme de la gouvernance de la BCEAO, sans plus. Ces positions qui sonnent comme celles de Dominique Strauss-Kahn sont incompatibles avec le développement endogène de l’artisanat par le leadership du secteur privé lui-même ou de l’état qu’il a bien développé dans son programme. Notre monnaie n’a pas besoin de garantie de convertibilité et sa compatibilité avec les fondements internes et externes ne rime pas nécessairement avec stabilité. Abdoul Mbaye aura donc fait le choix du statu quo au même titre que Macky Sall. Il ne pourra donc réussir dans sa somme toute bonne option stratégique de soutien de l’artisanat pour réaliser la transformation structurelle de l’économie sénégalaise, et dans sa stratégie de financement de grands travaux à haute intensité de main d’œuvre pour la jeunesse. Le besoin en devises pour financer la fuite anticipée en importations de ces injections de liquidités serait une dilapidation de nos ressources pétrolières et gazières en perspective.
Nous répétons donc à Abdoul Mbaye ce que nous lui disions en 2012 : « Tant que nos gouvernants n’auront pas le courage de regarder l’autre face de la pièce de politique économique qu’est la monnaie, nous répéterons sans cesse l’histoire : expansion budgétaire et quasi-budgétaire, endettement, ajustement, annonce de réformes structurelles sans résultats pendant que le monde avance. Nos économies rurales de subsistance et urbaines peu monétisées ne peuvent être compétitives sans une politique monétaire, de crédit, et de change d’accompagnement adéquate ».
Nous réitérons également notre point de vue sur la dernière déclaration de politique générale du Premier ministre Dionne soutenant qu’il restait : «deux éléments fondamentaux au peuple sénégalais s’il veut démontrer le courage de se développer et prendre son destin en main: (i) une autonomie monétaire sénégalaise dans le sens d’un Brexit si la gouvernance de la BCEAO n’est pas réformée et (ii) une décentralisation autonomisante et responsabilisante dans le cadre de pôles régionaux ayant comme ancrage la dynamique d’urbanisation dans leurs périmètres respectifs.
Ces deux conditions sont compatibles avec l’appel d’Abdoul Mbaye pour une « réactivation de notre sentiment d’identité nationale et en cimentant notre partage d’un destin commun…Une route où le travail sera érigé au rang de priorité et d’institution capable de conférer ou de restaurer chez l’individu son être social, lui donner des raisons de croire en lui, en sa communauté, en son pays ». Apart l’accent mis sur l’individu, cet appel correspond à celui d’Ousmane Sonko.
Dans cette perspective, Abdoul Mbaye, tout comme Ousmane Sonko nous l’avons dit, a certainement un rôle à jouer s’il accepte par l’éthique de responsabilité que la vision socialiste d’origine du programme Yonu Yokuté, de façon générale, est inadaptée au contexte. C’est vrai, les inégalités et injustices sociales doivent être au centre de nos préoccupations dans les limites des possibilités de l’état, mais la libre solidarité légendaire, locale et communautaire des sénégalais dans une économie décentralisée qui fonctionne sera le meilleur remède. L’état a effectivement atteint ses limites.