«Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir». Cette célèbre maxime de Jean De La Fontaine résume bien le traitement judiciaire infligé aux dossiers impliquant des politiciens. Entre 2012 et 2018, plusieurs responsables politiques qui ont rallié le parti au pouvoir, l’APR, ont échappé à des poursuites judiciaires. Ils décrochent un non-lieu avant même que leurs dossiers n’atterrissent en jugement. Nombre de dignitaires de l’ancien régime épinglés par les corps de contrôle de l’Etat pour détournement de deniers publics ou surfacturations ont trouvé protection, voire immunité dans le camp présidentiel. Ainsi, sous le régime de Macky Sall, la transhumance politique apparaît comme un vaccin contre les poursuites judiciaires.
Awa Ndiaye a ouvert le bal. Ce fut d’abord avec l’ancienne ministre de la Femme et de la Famille sous Wade et actuelle présidente de la Commission de protection des données à caractère personnel. C’est le 17 novembre 2014 que le doyen des juges de l’époque, Mahawa Sémou Diouf, a conclu à un non-lieu pour la responsable politique de Saint-Louis, inculpée pour surfacturation après avoir été épinglée dans un rapport d’audit 2008 de l’Agence de régulation des marchés publics (ARMP). Curieusement, le parquet si prompt à faire appel lorsqu’un juge d’instruction accorde un non-lieu ou la liberté provisoire, n’a pas contesté la décision du magistrat instructeur. Jamais un non-lieu n’a autant suscité une controverse. Pour le Forum civil qui s’en est scandalisé, «c’est assez bizarre qu’on ait un non-lieu dans ces différents dossiers, au niveau du ministère de la Famille et de la Lonase». Mais pour d’autres, «ce n’est pas parce qu’il y a violation du code des marchés publics qu’il y a une infraction pénale».
Dans cette affaire, les éléments de la Section des recherches de la gendarmerie qui ont mené des investigations, sont arrivés à la conclusion que les différents marchés, pour un montant global de 1 milliard 338 millions 247 mille 290 FCfa, ont été passés et exécutés sans qu’il ne soit possible de les retracer. Et pour cause, des membres dudit ministère ainsi que ceux de la Commission des marchés n’ont pas présenté les pièces justificatives y afférentes. Le rapport avait également relevé l’existence de cuillères, des nattes de prières et autres clés USB achetés à prix d’or, genre cuillère à 35 000 F Cfa.
Reçu par Macky, Kane Diallo décroche un non-lieu le lendemain
Dans son réquisitoire définitif, le procureur de la République a ordonné qu’Amadou Kane Diallo soit totalement blanchi dans cette histoire de détournement survenu au Conseil sénégalais des chargeurs (Cosec), au motif qu’il n’y a pas de malversations. Coïncidence ou hasard, cela survient quatre mois après son audience avec le président de la République Macky Sall. Et tout laisse croire que le juge d’instruction va conclure en ce sens dans son ordonnance de clôture de l’instruction ouverte par son prédécesseur au poste de doyen des juges, Mahawa Sémou Diouf. L’ancien maire de Ndioum a été inculpé en même temps qu’Ahmed Fall Braya. Kane Diallo a fait l’objet d’un mandat de dépôt pour «corruption passive» et «faux et usage de faux en écriture publique authentique».
Le rapport de l’ARMP effectué par le cabinet «Global Management Services GMS Audit & Expertise» qui a épinglé Kane Diallo et Cie avait constaté des légèretés dans la gestion et des manquements graves dans la conduite des deniers publics. Par exemple, des dépenses de l’ordre de 16 millions FCfa uniquement pour des frais d’organisation d’arbres de Noël confiés à deux dames, sans appels d’offres. Il a été constaté que les procès-verbaux d’ouverture des plis n’ont pas été transmis aux soumissionnaires, pour 67 % des appels d’offres passés en revue, en violation de l’article 67 du code des marchés publics. Et pour boucler la boucle, durant la période concernée par l’étude, il a été mis en place une Commission interne pour les DRP (Demande de renseignement de prix), en violation des dispositions du code des marchés publics qui ne reconnaissent que la commission des marchés, chargée de l’ouverture, de l’évaluation des offres et de l’attribution provisoire des marchés.
Traqué par la Justice, le maire de Malika rejoint l’APR
Il y a de cela quelques jours, le maire de Malika a annoncé après une audience en grande pompe au palais de la République, son intention de rejoindre l’APR. Talla Gadiaga a fait cette annonce dans un contexte bien particulier. Dans cette affaire, la Section de recherches a éventré un scandale foncier mettant en cause des membres du Conseil municipal et leurs acolytes affairistes. Ce qui a valu au maire et à ses acolytes une inculpation pour «association de malfaiteurs et conclusion d’une convention ayant pour objet un terrain immatriculé de l’état et blanchiment de capitaux». Echappant au mandat de dépôt, il a été placé sous contrôle judiciaire en même temps qu’Oumar Sall inculpé courant avril 2018, Birane Sylla et Libasse Sow. C’est le 22 mai dernier qu’il a été entendu sur le fond du dossier. Il a été dans le collimateur de la justice depuis août 2015, à la suite d’une plainte d’un Club Sénégal développement durable (mouvement de la société civile dénommé). Même s’il a été inculpé malgré sa transhumance, il ne serait pas surprenant qu’il décroche un non-lieu dans les jours à venir. Une autre affaire en cours d’investigation explique cette transhumance de Talla Gadiaga.
Le cas Ousmane Ngom
L’arrivée de l’ancien ministre de l’Intérieur, Ousmane Ngom, dans la mouvance présidentielle avait suscité beaucoup de résistances dans le camp du pouvoir. «Nous n’accepterons jamais que quelqu’un qui a détourné de l’argent public vienne chercher l’immunité à l’APR. On ne peut pas accepter que quelqu’un fasse ses scandales ailleurs et vienne se cacher derrière le président de la République, pour espérer échapper à la justice. Etre en compagnonnage avec le président de la République ne veut pas dire être blanchi. Macky Sall et ses camarades de parti n’accepteront jamais que quelqu’un qui a détourné de l’argent public vienne chercher l’immunité à l’APR. Ce n’est pas possible», avait clamé haut et fort le député Abdou Mbow à la RFM depuis l’Italie.
Ce fut ensuite le tour de l’ex-député et ancien président du groupe parlementaire Benno Bokk Yaakaar, Moustapha Diakhaté de marteler : «Ousmane Ngom n’est pas le bienvenu. Pour des raisons éthiques, morales et politiques, sa venue à l’APR ou dans la mouvance présidentielle n’est pas acceptable. D’abord, il y a la mémoire de Mamadou Diop tombé lors de la répression policière de la campagne électorale de 2012. A l’époque, Ousmane Ngom était ministre de l’Intérieur. Dès lors, je pense qu’il ne peut pas être le bienvenu dans la seconde alternance. La deuxième raison pour laquelle je m’oppose à la venue d’Ousmane Ngom, est que les autorités judiciaires avaient demandé à l’Assemblée nationale la levée de son immunité parlementaire pour engager des poursuites contre lui. Même s’il est toujours présumé innocent, ce serait mal venu de l’accueillir. C’est moi-même qui étais président de la commission chargée de la levée de son immunité parlementaire. Et ce serait manquer de respect à l’Assemblée, aux députés qui avaient levé son immunité et au peuple, que d’accepter sa venue dans ces circonstances».
Et pour couronner le tout, l’ex-premier ministre, Aminata Touré, alors invitée de l’émission Grand jury de la RFM, de déclarer : «Venir à l’APR ou à Benno Bokk Yaakaar n’est pas un vaccin contre des poursuites judiciaires. L’appartenance politique n’a aucun rapport avec les dossiers judiciaires qui sont en train d’être traités par la Crei. La transhumance de ces personnes vers le parti au pouvoir ne les met pas à l’abri de poursuites judiciaires. La justice va poursuivre son travail en toute indépendance. Les procédures sont extrêmement compliquées et elles nécessitent la collaboration de gouvernements étrangers».
Luc Nicolaï, de l’arène à la politique
Luc Nicolaï qui a, lui-même, annoncé son entrée politique dans la mouvance présidentielle, par la voix du communicateur traditionnel Lamine Thiam Dogo, a affiché sa volonté de travailler aux côtés du président Macky Sall dans son programme de l’émergence. C’était en novembre 2016, à l’occasion de la cérémonie d’inauguration de la centrale solaire de Malicounda par le président de la République Macky Sall. De l’arène de lutte, le promoteur a ainsi plongé dans l’arène politique. Curieusement, il n’est pas retourné en prison lorsque la Cour d’appel de Saint-Louis l’avait ordonné, en délivrant notamment contre lui un mandat d’arrêt, après lui avoir infligé une peine ferme. Ses avocats avaient beau expliquer cela par un «recours suspensif en matière de pourvoi», mais les Sénégalais avaient du mal à concevoir un tel traitement de faveur.
Baïla Wane a échappé à la justice parce qu’il est avec Macky, selon Thierno Alassane Sall
Le cas Baïla Wane semble illustrer notre thèse. Selon Thierno Alassane Sall, ce dernier a «échappé à la Justice parce qu’il est avec Macky Sall». «Nous sommes informés et conscients qu’il y a des dossiers autrement plus explosifs que celui de Khalifa Sall. Quel que soit ce qu’on a pu lui reprocher et sans préjudice de ce qu’il a pu faire et ce que cela réserve, le dossier de la Loterie nationale sénégalaise (Lonase) avec des aveux circonstanciés de l’ancien DG qui a été dans les liens de la détention et qui a bénéficié de ce qui ressemble à une caisse d’avance au niveau de la Lonase. Et comme par miracle, l’État a retiré sa plainte. En cette circonstance, on n’a pas eu le même zèle de la part de l’Agent judiciaire de l’Etat ou du procureur», avait-il déclaré en février 2018, alors qu’il prenait part à une conférence à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Pour lui, Baïla Wane a échappé à la justice pour avoir tout simplement rejoint le cercle des amis de Macky Sall. «Peut-être bien, si Khalifa Sall était membre de ce cercle, il n’aurait pas subi les foudres de la justice. Dans ce dossier Khalifa Sall, il y a une volonté patente d’éliminer un adversaire politique», juge l’ancien membre de l’APR, parti présidentiel. La transhumance de Baïla Wane a été effective aux premières heures de l’alternance, plus exactement en avril 2012.
Premier acte posé en signe de gage, il transforme son mouvement BMW (Baïla mobilise pour Wade) en BMW (Bokk Motalli Wareef yi). Un revirement qu’il a expliqué par le fait qu’il soit combattu au sein du PDS, dans un entretien en son temps accordé au journal L’Observateur. «Les gens du PDS ne m’ont pas pardonné le fait que je ne fasse pas partie de leur complot, ils m’ont donc combattu. J’ai été l’objet d’un complot par mes frères libéraux qui ont voulu me démonter politiquement. J’ai assez reçu de coups bas au sein du parti libéral pendant des années», lit-on dans les archives de L’Obs. Un rapport de l’Inspection générale d’Etat avait conclu à un détournement à hauteur de plus de trois milliards à la Loterie nationale sénégalaise (Lonase).
Aïda Ndiongue et Braya en route ?
Des rumeurs prêtent à Aïda Ndiongue l’intention de rallier le camp présidentiel, mais ce n’est pas encore officiel. Alors que sa relaxe en première instance dans le dossier Plan Jaxaay avait suscité un tremblement de terre dans la Justice, le procureur étant allé jusqu’à qualifier de troublante cette décision dont le juge sera par la suite sanctionné. Aïda Ndiongue obtient un non-lieu, en mars 2018. Cette fois, devant la Commission d’instruction de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei). Même si les décisions de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei) sont insusceptibles d’appel, le pourvoi est pourtant possible et l’Etat ou le parquet avait cette possibilité, mais ne l’ont pas exploité. Pourquoi ? Mystère !
Pour le cas d’Ahmed Fall Braya, il n’a pas officiellement transhumé et reste toujours militant du PDS, à Saint-Louis. Mais ses récents propos prêtent à équivoque quant à sa volonté de rejoindre le camp présidentiel. C’était lors de l’inauguration du siège qu’il a offert à la Fédération des associations locales d’épargne et de crédit (Falec) pour répondre à ses détracteurs qui l’accusent d’avoir des connivences avec le régime de Macky Sall et se prononcer sur la candidature de Karim Wade.