L’humanité se trouve aujourd’hui sous l’influence de trois phénomènes nouveaux : la mondialisation, l’accélération des découvertes scientifiques et technologiques, et les progrès fulgurants dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Ces trois phénomènes interagissent et se renforcent mutuellement. Ainsi, l’inclusion véritable d’un pays dans le concert mondial se jauge directement au degré de prise en compte dans sa stratégie de développement de ces réalités nouvelles. Ceci est valable pour tous les pays, quel que soit leur niveau de développement. Les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) contribuent en effet à augmenter la productivité des entreprises, et partant le potentiel de croissance de l’économie. Elles peuvent également être combinées avec les découvertes scientifiques et technologiques pour donner à ces dernières plus d’efficacité et plus de possibilités (c’est le cas de la télé-médecine). Elles permettent enfin aux citoyens du monde d’étudier à distance et d’élargir leurs connaissances, de faire leurs achats en ligne et de communiquer entre eux.
Mais il s’agit plus que de cela : les TIC exercent un effet systémique sur leur environnement, en ce qu’elles modifient profondément le jeu économique et créent des opportunités nouvelles insoupçonnées, justifiant la désignation de " nouvelle économie " qui leur sont attachées. A la fracture sociale, que l’on constate entre ceux qui ont accès au savoir et aux richesses d’une part, et ceux qui en sont dépourvus de l’autre, se superpose désormais une fracture numérique, de plus grande ampleur, séparant les nations qui produisent les contenus technologiques et culturels et celles qui se limitent à les consommer voire qui les ignorent.
Pour des raisons de nature différente, l’Afrique, notre continent, a raté les révolutions technologiques et industrielles des trois siècles passés. Ceci ne constitue pas un handicap insurmontable, puisque des pays, sous d’autres cieux (particulièrement en Asie de l’Est), ont démontré que le rattrapage technologique et économique (" catch up ") peut se faire en quelques décennies, à condition de mettre en œuvre les bonnes stratégies.
De surcroît, le bon usage des TIC a la vertu particulière de rendre encore plus rapide le rattrapage, puisque l’avantage accumulé par les pays développés dans les technologies traditionnelles devient en partie obsolète avec les nouvelles facilités permises par les TIC. En adoptant directement ces nouvelles techniques, les pays " retardés " peuvent sauter des étapes (« leap frogging ») et chercher à rivaliser aussitôt avec les plus avancés. Aujourd’hui que les pays africains, le Sénégal en particulier, ont retrouvé la plénitude de leur souveraineté, maîtrisant leur destin et ayant été, à temps, bien sensibilisés aux enjeux de l’heure, ils n’ont pas le droit de rater la révolution numérique qui se déroule sous nos yeux. Sinon, c’est l’avenir de plusieurs générations de fils et filles de notre continent qui serait hypothéqué.
Le Sénégal vise désormais à devenir, à l’horizon 2035, un pays émergent, attractif pour les investisseurs et pleinement intégré dans les flux du commerce mondial. Pour qu’il en soit ainsi, il ne suffit pas que le Sénégal soit simplement compétitif, il lui faut aussi s’approprier les avancées technologiques et numériques. Le Sénégal émergent sera donc numérique ou ne le sera pas.
Le pays l’a bien compris en définissant une Stratégie Sénégal Numérique 2025 (SN2025) dont la Vision est déclinée comme suit : " le numérique pour tous et pour tous les usages en 2025 au Sénégal, avec un secteur privé dynamique et innovant dans un écosystème performant ». Cette Vision est réaliste, parce que le Sénégal est un pays faiblement peuplé, qui possède une masse critique d’ingénieurs et de cadres, aussi bien en informatique qu’en management, ainsi que des infrastructures modernes et compétitives en matière de télécommunications. Les rapports de l’Union Internationale des Télécommunications soulignent fréquemment ce potentiel, nous plaçant au premier rang des pays d’Afrique subsaharienne en termes de qualité du système de télécommunications et de nombre d’ordinateurs par tête d’habitants.
Pour réussir la mise en œuvre de la Vision ainsi définie, le Sénégal devra travailler sur trois axes : (i) généraliser l’introduction des TIC dans l’enseignement et rendre les citoyens sénégalais familiers avec les TIC ; (ii) promouvoir l’utilisation des TIC dans l’administration et dans les structures productives; (iii) développer un environnement favorable à la création d’entreprises dans le secteur des TIC.
Le premier axe stratégique concerne la connexion à Internet des établissements scolaires. Un schéma directeur pourrait être élaboré à cet égard. Un effort a été effectué pour équiper plusieurs lycées et collèges de moyens informatiques, mais seul un faible nombre d’entre eux (moins de 5%) en bénéficient. Il convient donc de systématiser ce programme, en le généralisant et en l’intégrant totalement dans le cursus scolaire. Des épreuves portant sur les TIC pourraient même être introduites au certificat d’études primaires, au brevet d’études élémentaires, au baccalauréat et au Concours général. La maîtrise de la langue anglaise étant indispensable pour tirer le meilleur profit de l’Internet, sa pratique pourrait être rendue obligatoire dès l’école primaire.
La dotation de ressources budgétaires en faveur de ce programme d’introduction des TIC dans l’enseignement devrait constituer une priorité, sachant qu’il s’agit d’un investissement dont les effets multiplicateurs sont incommensurables. Former un jeune aux TIC revient en effet à en faire demain un citoyen mondial, en phase avec son époque et doté de toutes les capacités pour gagner un emploi et des revenus décents dans la nouvelle économie.
En outre, l’Etat devrait encourager, voire initier lui-même, la création d’universités et d’écoles supérieures orientées vers les TIC et capables de mettre, chaque année, des centaines de spécialistes sur le marché.
Au-delà des élèves et étudiants, ce sont tous les citoyens qui doivent accéder aux TIC, à des coûts compétitifs et dans des conditions de haute sécurité. Le préalable et la première étape d’une telle démarche réside dans l’accélération de la libéralisation (déjà bien entamée) de l’offre d’accès Internet, l’amélioration des incitations offertes aux fournisseurs d’accès, notamment pour ce qui concerne le financement du projet, la fiscalité des équipements, l’accès aux satellites et le niveau des frais à payer à la Société de Télécommunications. Les facilités offertes dans les autres pays pourraient nous inspirer à cet égard.
La seconde étape consiste à ouvrir des centres publics d’accès à Internet dans les foyers de jeunes, les bibliothèques municipales et les centres de quartiers, offrant un accès quasi-gratuit à Internet. Les zones rurales doivent recevoir une attention particulière dans cette stratégie, en jouant sur des technologies appropriées (énergie solaire, moyens mobiles, sites pilotes dans les chefs-lieux de communes rurales et les gros villages, etc.). Notre pays se doit aussi d’encourager les citoyens à acquérir des ordinateurs personnels à domicile, y compris par l’octroi d’un dégrèvement fiscal. A l’instar de certains pays émergents, l’Etat sénégalais pourrait aussi organiser la récupération d’ordinateurs recyclés des pays développés, tout en appuyant l’assemblage informatique sur place.
Le deuxième axe stratégique concerne l’administration qui doit donner l’exemple en matière d’utilisation des TIC et convaincre les entreprises privées de l’imiter. Plusieurs initiatives pourraient être prises à cet égard :
généralisation et mise en réseau des sites publics ;
systématisation de la connexion des différents services et agents de l’Etat, pour leur permettre de travailler en réseau avec les meilleurs centres mondiaux, de s’approprier les meilleures pratiques dans leurs domaines de compétences et de mettre en ligne leurs découvertes ;
construction de bâtiments administratifs "intelligents" ;
généralisation intégrale du téléchargement des formulaires administratifs, des déclarations fiscales et sociales, ainsi que des appels d’offres ;
Promotion des services de paiement électroniques ;
organisation d’un dialogue/forum avec les citoyens-usagers ;
généralisation de l’encadrement du monde rural avec l’utilisation des TIC (gestion des feux de brousse, analyse du sol, choix des meilleures variétés en fonction des données géo-spatiales, diffusion des technologies nouvelles, etc.).
De manière générale, l’Etat pourrait décider d’inclure dans toute politique publique une dimension numérique.
Enfin, notre pays se doit d’exploiter toutes les opportunités offertes par les TIC dans la création de richesses et d’emplois.
Notre pays peut et doit tirer profit des opportunités offertes par l’économie numérique, en mettant en place toute une palette de mesures d’incitation comprenant la conception et la mise en place de sites physiques dédiés au numérique (parcs numériques, à l’image de celui en cours de construction à Diamniadio), l’octroi d’un appui spécifique aux Start-Ups (promotion active du capital-risque, cotation en bourse, encouragement à la mise en place d’incubateurs et de "business angels", etc.) et la promotion de la création de logiciels et de plateformes de commerce électronique (E-commerce). Il importe surtout d’approfondir la politique de déréglementation des télécommunications, de façon à réduire fortement les charges de téléphone et ouvrir, grâce à la concurrence, des perspectives encore plus grandes aux TIC. Nous serons ainsi à même de conclure une alliance stratégique avec les acteurs internationaux les plus dynamiques dans l’Internet, attirer des investissements étrangers et des marchés de sous-traitance (télétravail).Au total, le secteur des TIC deviendrait un gisement important d’emplois pour de jeunes entrepreneurs sénégalais créatifs, dynamiques et qui ont le goût du risque.
Les trois axes stratégiques que je viens d’énumérer pourraient être systématisés dans une Loi de programmation sur l’économie numérique.
En définitive, gagner le pari de faire du Sénégal un pays numérique est largement à notre portée. Il ne suffit pas de le dire. Nous devons, concrètement et sans délai, effectuer les pas décisifs nécessaires dans cette voie. Le développement au fond est affaire de volonté et de détermination. Y parviennent les peuples résolus qui savent saisir, à temps, les opportunités historiques.