En dépit des menaces d’une interdiction préfectorale, les membres de la plateforme Aar li nu bokk avaient décidé de tenir vaille que vaille leur manifestation. Depuis qu’un documentaire de la BBC a révélé un « scandale à 12 milliards de dollars » qui aurait accompagné la délivrance de blocs pétroliers et gaziers à l’homme d’affaires australo-roumain Frank Timis et à la multinationale Bp, les dénonciations et les manifestations se succèdent. Et pour le 2e vendredi consécutif, on assistait à une contestation massive contre l’Etat à propos de la gestion de nos ressources naturelles. Le rassemblement de vendredi dernier ayant été autorisé finalement, les Dakarois sont sortis en masse. Ils n’ont laissé rien au hasard pour lancer des messages de désapprobation et de contestation : banderoles, coquelicots, t-shirts, pancartes, casquettes, écharpes, vuvuzelas, etc. tous les moyens étaient bons pour exprimer leur colère et déverser leur bile sur le régime du président Macky Sall. Quant aux organisateurs, qui se sont succédé au micro, ils n’ont pas hésité, en voyant cette mobilisation monstre sur ce lieu mythique, symbole de liberté et l’indépendance, de clamer urbi et orbi que « désormais, chaque vendredi, il en sera ainsi jusqu’à ce que le pouvoir consente à jouer la transparence dans les contrats pétroliers ».
Cela dit, étant donné que le préfet n’a pas osé cette fois-ci interdire la manifestation, pourra-t-il les vendredis suivants adopter une position contraire ? Beaucoup pensent que le prochain rassemblement risque d’être interdit si le président Macky Sall est présent au Sénégal car ils ont remarqué que chaque fois qu’une manifestation est autorisée, par coïncidence non fortuite, le chef de l’Etat se trouve hors du pays. Toutefois, assurent les organisateurs, ce n’est pas une interdiction préfectorale qui contrecarrera le projet de rassemblement des militants et sympathisants de Aar li nu bokk. Ces derniers ragaillardis par le succès populaire de ce vendredi 21 juin promettent de taper plus fort encore au prochain rassemblement.
Une communication en crise
Au même moment, le pouvoir reste affaibli par ses divisions internes et sa communication cacophonique. Depuis que la chaine britannique a diffusé son enquête, la communication du pouvoir a multiplié les improvisations et les sorties à l’emporte-pièce voire désordonnées. La sortie quasi-spontanée d’Aliou Sall, frère du président et principal accusé dans cette affaire de corruption, au lendemain de la diffusion de « scandale à 10 milliards de dollars » a ouvert cette palanquée de communications à tout-va. Le président, qui devait s’imposer une omerta dans cette affaire « privée » comme il l’a qualifiée, en a remis une grosse louche qui en dit long sur la priorité qu’il donne à sa famille biologique au détriment des affaires de la République. Une sortie présidentielle faite le jour de la Korité qui a poussé la porte-parole du gouvernement, Mme Ndèye Tické Ndiaye Diop, par ailleurs ministre de l’Economie numérique et des Télécoms, à tenir dans l’après-midi un point de presse catastrophique.
Auparavant, le tout nouveau ministre de la Justice et Garde des Sceaux, Me Malick Sall, avait déjà lavé blanc le frère du président. Bref, dans le camp présidentiel, chacun y allait de sa propre ligne de défense. On ne se soucie pas de l’harmonisation et de la cohérence de la communication gouvernementale, l’essentiel étant de manifester ostensiblement son empathie à l’endroit du frère de celui qui nomme aux emplois civils et militaires. La députée Awa Niang, dans sa page Facebook, déclare dans une langue française nullissime ceci : « Bonjour camarade et frère Aliou ! Je suis de tout cœur avec toi. Je vous encourage. Ne te décourage jamais. Tout est clair dans la tête des Sénégalais conscients que sans vous, le Sénégal ne ferait pas partie des pays pétroliers ». Par conséquent, nous tous devons reconnaissance à Aliou le Messie, Aliou le Prométhée qui nous a donné ces trésors précieux des dieux que sont le pétrole et le gaz.
La sortie divertissante du procureur de la République allait être le point d’orgue de cette communication en crise. Et non pas de crise. Mais le plus cocasse dans ce mélimélo communicationnel, c’est que c’est El Hadji Kassé, le ministre conseiller en communication du président Sall, qui a attisé le feu qui ravage le pouvoir en place. En quoi faisant. Eh bien en affirmant publiquement sur le plateau de TV5 Afrique qu’Aliou Sall a bien reçu de Timis une somme de 146 millions de francs CFA dans les comptes de sa société Agritrans mais dans le cadre d’une consultance dans le domaine agricole. Une sortie qui confirmait les accusations de la journaliste Mayeni Jones de BBC mais… démentait Aliou Sall qui avait nié avec la dernière énergie avoir « reçu de Timis 146 millions de francs CFA ». Cette sortie étonnante mais détonante a eu l’heur de faire sortir de ses gonds Yakham Mbaye, lequel n’a pas perdu une seule seconde pour crucifier Lucifer Kassé. Et c’était reparti pour une nouvelle cacophonie communicationnelle au sein de l’espace gouvernemental !
Un président esseulé
Au moment où le directeur général du quotidien gouvernemental « Le Soleil » se faisait l’avocat du maire de Guédiawaye, Pape Mahawa Diouf, coordonnateur de la cellule communication de BBY, lui, prenait la défense d’El Hadji Kassé. Pendant que, au sein de Aar Li Nu Bok, les acteurs se réunissent, harmonisent leur communication et pérégrinent de média en média, « argumentairement » bien armés, les bien-pensants et spin doctors du président Sall se crêpent le chignon, s’entraccusent, versent dans des vétilles stériles et oiseuses et s’écharpent. D’un autre côté, les membres du Secrétariat exécutif de la coalition Bennoo Bokk Yaakaar, calfeutrés dans les salons douillets du siège de l’Alliance pour la République (APR), considèrent le « «scandale à 10 milliards» comme une tentative de renversement de la paix et de la stabilité sociale du Sénégal, et une opération de déstabilisation du dialogue national initié par le chef de l’Etat ». Cette surenchère d’interventions incontrôlées, non cohérées, non harmonisées brouille l’intelligibilité de la communication gouvernementale et met davantage la lumière sous le boisseau là où les Sénégalais attendent de savoir toute la vérité sur « le scandale à 10 milliards de dollars » soulevé par la BBC.
Les cadres de l’APR, eux, préfèrent s’en référer au procureur de la République pour faire la lumière sur l’affaire Pétrotim. Ainsi, au cours d’un panel organisé le samedi 22 juin, la Convergence des cadres républicains (CCR), sous la direction du ministre Abdoulaye Diouf Sarr, n’a pas manifesté le soutien tant attendu à leur leader. Quant aux alliés de Macky Sall, ils sont restés sans voix depuis que la bombe BBC a éclaté au début du dialogue national. Si ce n’est un communiqué de soutien de principe envoyé aux différentes rédactions, ils semblent indifférents à ce qui arrive au président et à son frère. Plus sidérante encore est l’atonie et l’aphonie des apéristes pur sucre. Chacun d’eux semble jouer la prudence dans cette affaire nébuleuse où l’on ne veut pas défendre un dossier dont on ignore le ficelage, les tenants et les aboutissants. Et, surtout, dont on n’a pas vu les milliards de dollars qu’il met en jeu !
Ainsi, le président Macky Sall est en déréliction. Les ressorts sur lesquels il devait s’appuyer pour résister au camp d’en face se sont pliés pour ne pas dire cassés. Il est à découvert et chaque tir de missile peut s’avérer mortel politiquement et même judiciairement pour lui. Vulnérable et esseulé dans cette guerre politico-communicationnelle, il se trouve acculé avec son frère presque dans leurs derniers retranchements par les opposants requinqués, la société civile et les citoyens sans couleur politique. Aujourd’hui, la ligne de défense de Macky Sall face aux bretteurs de Aar li nu bokk s’avère très faible parce que ne parvenant pas à opposer une stratégie efficace de containment à l’offensive du camp antagoniste.
Les troupes présidentielles sont en capilotade et personne n’est désigné pour organiser la garde prétorienne qui pourrait contrer les missiles des ferrailleurs de Aar li nu bokk. Et c’est à ce ce moment que l’on sent la nécessité d’un Premier ministre, premier défenseur du président en ce moment de guerre de communication et de mobilisation. Si les artificiers d’Aaar Li nu Bokk maintiennent la pression tous les vendredis à l’instar des Algériens qui ont fini par faire partir Bouteflika ou des gilets jaunes qui ont fait descendre Jupiter Macron de son trône, le président Macky Sall, pour la stabilité de son second mandat, finira par précipiter son frère, en guise de sacrifice, dans les profondeurs des puits de pétrole et de gaz. Ce pour ne pas y être précipité lui-même.
Le Témoin