MAURICE SOUDIECK DIONE, DR EN SCIENCE POLITIQUE ET ENSEIGNANT-CHERCHEUR À L’UGB DE SAINT-LOUIS : « Cette décision écorne l’image et le leadership du Sénégal et crédibilise...»
Au plan international, cette décision de la Cedeao condamnant l’État du Sénégal écorche et écorne l’image du pays. D’abord, en ce qui concerne le leadership que le Sénégal a toujours incarné en Afrique et dans le monde, bien au-delà de son poids démographique et économique. D’emblée, il faut se rappeler que dans la traque dévoyée des biens mal acquis, la Cour de justice de la Cedeao a déjà rendu des décisions condamnant le Sénégal, mais qui ont été royalement ignorées, précisément en ce qui concerne le privilège de juridiction de Karim Wade et les mesures illégales d’interdiction d’aller et de venir prises à l’encontre de certains dignitaires du régime d’Abdoulaye Wade.
Le Sénégal ne peut pas jouer dans la Cedeao un rôle de promotion et de protection des valeurs démocratiques de liberté, de dignité et d’égalité de tous, ainsi que de primauté du droit, si le pays est lui-même régulièrement condamné par les juridictions supranationales pour violation desdits principes. Cela amoindrit effectivement le prestige du Président Sall, quant à prendre les devants dans toute crise au sein de l’espace Cedeao ou en Afrique, notamment lorsque l’origine relève, comme c’est souvent le cas, d’une violation des principes de l’État de droit et de la démocratie. Dans le même ordre d’idées, le mouvement d’approfondissement de la démocratie dans la Cedeao et en Afrique peut également être réfréné si des pays comme le Sénégal, traditionnellement considérés comme des pionniers en la matière, s’illustrent si allègrement dans le piétinement des droits et libertés des citoyens pour des raisons politiciennes liées à la conservation du pouvoir.
Sur le plan international toujours, on se souvient que le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire avait épinglé le Sénégal, considérant que la détention de Karim Wade était arbitraire. En définitive, les tenants du pouvoir ne peuvent pas continuer à se cacher frileusement et fallacieusement sur une prétendue souveraineté pour violer les droits et libertés des citoyens, des opposants notamment ; lesquels droits et libertés sont prévus par notre Constitution et tous les instruments juridiques internationaux d’affirmation et de défense des droits humains auxquels le Sénégal a adhéré. D’autant plus que ces pratiques recoupent des objectifs pernicieux de liquidation d’adversaires politiques.
Au plan national, l’impact de la décision va aller dans le sens d’une amplification et d’une crédibilisation des revendications et protestations de l’opposition face aux violations récurrentes des principes de la démocratie et de l’État de droit au Sénégal. La manière expéditive dont Khalifa Sall a été envoyé en prison, la violation de la règle communautaire d’être assisté par un avocat, le non-respect de son immunité parlementaire, la rapidité inhabituelle à enrôler son dossier pour être jugé en appel, alors qu’il y a d’innombrables autres dossiers de droit commun non encore traités, comme si à tout prix, il fallait qu’une décision définitive intervînt avant quelque acte de candidature à la présidentielle de 2019 de la part de Khalifa Sall, encore présumé innocent dans ce contentieux en cours, tout cela prouve encore une fois que cette affaire est éminemment politique.
«CETTE DECISION MODIFIE L’ORDONNANCEMENT JURIDIQUE EN FAVEUR DE KHALIFA SALL»
La décision de la Cour de justice de la Cedeao en principe s’impose aux institutions judiciaires nationales. Elle modifie l’ordonnancement juridique en faveur de Khalifa Sall. En effet, d’après la décision, des droits essentiels ont été bafoués : le droit à l’assistance d’un conseil à l’enquête préliminaire, le droit à la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable. Or, en droit, la forme est intimement liée au fond : le respect des règles de forme est ce qui autorise et valide qu’on puisse aller dans le fond. Donc si la forme est substantiellement viciée, le fond ne saurait tenir. Reste à attendre de savoir quelles conséquences le juge d’appel va tirer de cette décision de la Cour de justice de la Cedeao, lors du réexamen de l’affaire dite de la caisse d’avance de la mairie de Dakar, prévu le 9 juillet prochain.
MOMAR SEYNI NDIAYE, JOURNALISTE FORMATEUR ET ANALYSTE POLITIQUE : «Au plan international, la voix du Sénégal pourrait s’affaiblir si...»
Il va de soi que, quand le Sénégal signe des conventions communautaires et internationales, il n’a d’autre choix que de s’y conformer. Il devrait en être ainsi de cet arrêt de la Cour de Justice de la Cedeao comme des précédents. L’arrêt de la Cour de Justice porte sur la forme et non le fond de l’affaire. Il importe d’en analyser correctement les conséquences sur la suite. Il ne demande pas expressément l’arrêt des poursuites et la libération du prévenu Khalifa Sall. Mais, il est de notoriété qu’en matière de justice, le constat de vices de forme dans la menée des procédures impose de fait la reprise du procès. Je ne suis certain que les organes juridictionnels sénégalais soient décidés à envisager cette perspective. Condamné à verser 35 millions à Khalifa Sall et compagnie, l’Etat devrait respecter l’esprit de cet arrêt.
Autrement, au plan interne, les Sénégalais pourraient continuer de prendre Khalifa Sall comme une victime expiatoire d’une machination politique. Cette victimisation pourrait lui profiter à plus ou moins long terme. Au plan international, la voix du Sénégal pourrait s’affaiblir et sa posture de vitrine démocratique écorchée. Notre justice souffre d’un déficit d’indépendance. Et le ressenti d’une justice à deux vitesses est fort. On devrait comme à la Cour de Justice européenne, imposer des sanctions comme la limitation du droit de vote aux assemblées générales du Parlement, et à l’accès à certains financements communautaires.
Ceci dit, les Sénégalais si avides d’équité soient-ils, ne comprennent pas que les hommes politiques, parce qu’ils disposent de puissants moyens de défense, utilisent ces artifices pour échapper à la loi. Je ne suis pas certain pour ma part que le maire de Dakar ait fait preuve d’exemplarité dans la gestion de la caisse d’avance. Le devoir de reddition des comptes s’impose à tous les responsables coupables d’écarts dans la gestion des deniers publics. Dans l’espace communautaire, je partage l’idée selon laquelle il faut désormais imposer, avec rigueur, des critères de convergence en matière de bonne gouvernance judiciaire.