Soupçon sur un système de corruption
Tout comme son père, Lamine Diack, qui a longtemps présidé l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF) et fut un membre éminent du Comité international olympique (CIO), ce dernier est en effet soupçonné d’avoir été partie prenante d’un vaste système de corruption portant sur la dissimulation de cas de dopage dans l’athlétisme et sur l’attribution des Jeux olympiques de 2016 (Rio) et 2020 (Tokyo).
Or, comme le révélait le 20 octobre, courriers officiels à l’appui, le quotidien français Le Monde, le ministère sénégalais de la Justice ne semble pas l’entendre de cette oreille. « L’instruction ouverte au Sénégal sur les mêmes faits est un prétexte pour bloquer les investigations des juges français », nous confie une avocate parisienne.
Une appréciation exprimée de façon plus feutrée par une source hexagonale proche du dossier : « Les autorités sénégalaises refusent de coopérer, ce qui a pour effet de ralentir les investigations. » Dans les milieux judiciaires français, la pilule passe d’autant plus mal que le Sénégal a pu, lui, compter sur la coopération judiciaire de Paris, à partir de 2013, dans le cadre de l’affaire Karim Wade.
Malaise dans la classe politique sénégalaise
Depuis que l’affaire Lamine Diack a éclaté en Novembre 2015, la mise en cause de cette figure extrêmement respectée – il fut champion de France de saut en longueur à la veille de l’indépendance, directeur technique nationale de la sélection sénégalaise de football, puis brièvement maire de Dakar et député – provoque un évident malaise au sein de la classe politique sénégalaise.
D’autant que, lors de ses premières auditions, l’octogénaire avait déclaré sur procès-verbal qu’une partie des pots-de-vin perçus lui avaient servi à financer l’opposition à l’ex-président Abdoulaye Wade – sans autre précision.
Début octobre, dans un communiqué, les avocats du patriarche inculpé pour corruption et blanchiment aggravé, et placé sous contrôle judiciaire disaient prendre acte « avec satisfaction du soutien des autorités publiques sénégalaises ». Une satisfaction inversement proportionnelle à la déception des magistrats du pôle financier du tribunal de Paris.
Au prétexte qu’une information judiciaire portant sur les mêmes faits a été ouverte à Dakar postérieurement à celle ouverte à Paris, le ministère sénégalais de la Justice n’a en effet toujours pas donné son feu vert à la venue des juges français pour participer à l’interrogatoire de Papa Massata Diack, personnage central de leur enquête.
Papa Massata Diack considéré comme un pilier du système
Début novembre 2015, après une perquisition du siège de l’IAAF, à Monaco, le juge Van Ruymbeke mettait en examen Lamine Diack. Depuis plusieurs semaines, la justice française avait été alertée par l’Association mondiale antidopage (AMA), basée à Lyon, au sujet d’une gigantesque affaire de corruption visant essentiellement des athlètes russes convaincus de dopage, mais qui étaient passés au travers des sanctions en échanges de pots-de-vins. Dessous de table dont Lamine Diack, et certains de ses proches, sont soupçonnés d’avoir été les principaux bénéficiaires.
Le Sénégal ne livre pas ses enfants
Parmi eux, son propre fils, Papa Massata, spécialisé dans le marketing sportif et que les enquêteurs considèrent comme l’un des piliers de la fraude. Au moment où l’affaire éclate, sa présence au Sénégal lui permet d’échapper à une arrestation. Depuis Dakar, contestant avoir trempé dans quelque malversation que ce soit, il se dit prêt à répondre aux questions des enquêteurs français. Mais il refuse de se présenter devant eux à Paris, indiquant que les juges n’ont qu’à venir l’entendre à Dakar.
Le 14 janvier 2016, Interpol le place sur sa liste des personnes les plus recherchées. Mais une semaine plus tard, lors d’une séance de questions au gouvernement, le Premier ministre Mahammed Boun Abdallah Dionne clame que « le Sénégal ne livre pas ses enfants », conformément à l’usage selon lequel un pays n’extrade pas ses nationaux. « Nous avons une convention judiciaire avec la France qui va jouer, et le droit sera dit », ajoute-t-il alors.
Après s’être expliqué sur son activité dans le marketing sportif et sur ses relations privilégiées avec la fédération russe d’athlétisme, Papa Massata Diack ressort du commissariat sans être davantage inquiété.
Couper l’herbe sous le pied aux magistrats français
A Paris, le juge Van Ruymbeke et ses deux collègues s’impatientent. Le 20 mai 2016, via le ministère français de la Justice, ils engagent une demande d’entraide judiciaire internationale afin que l’intéressé soit inculpé et interrogé par des magistrats sénégalais, en leur présence.
Mais la réponse livrée par Sidiki Kaba, alors ministre de la Justice, n’est guère encourageante. Faisant valoir la nationalité du fils de Lamine Diack et le fait que certains des faits ont été commis au Sénégal, celui-ci leur fait savoir que « les autorités sénégalaises entendent bien exercer leur compétence dans le traitement de cette affaire ».
Selon une source judiciaire dakaroise proche du dossier, cet empressement soudain visait avant tout à couper l’herbe sous le pied aux magistrats français. Car « au cours des mois suivants, le juge n’a ordonné aucune perquisition ni aucune réquisition des comptes bancaires de Papa Massata Diack. Il ne l’a même pas entendu sur le fond ! »
Une version que conteste toutefois Papa Massata Diack. Joint par Jeune Afrique, celui-ci assure que ses comptes bancaires ont été placés sous séquestre depuis plus d’un an et qu’il a été entendu à trois reprises par le juge d’instruction.
Nouvelle tentative de la justice française début 2017
En janvier 2017, les magistrats français font une nouvelle tentative. « Il nous est impossible de nous dessaisir des faits imputés à [Papa Massata Diack], même s’il bénéficie de la nationalité sénégalaise », expliquent-ils à leurs homologues sénégalais, proposant « de venir au Sénégal pour envisager la suite de ce dossier ».
Si les juges français souhaitent venir au Sénégal, ils peuvent même venir aujourd’hui
Six mois plus tard, le secrétaire général du ministère de la Justice, Alioune Ndiaye, se borne, dans sa réponse écrite, à prendre acte « de la compétence concurrente » des juridictions françaises et sénégalaises.
Contacté par JA, Alioune Ndiaye tient aujourd’hui un discours beaucoup plus conciliant : « Le Sénégal ne fait pas obstacle à la justice française, ce n’est ni l’état d’esprit, ni la volonté du gouvernement. Si les juges français souhaitent venir au Sénégal, ils peuvent même venir aujourd’hui », promet-il.
A propos des deux informations judiciaires concurrentes, « chacun avance de son côté, mais on travaille en collaboration si besoin », ajoute-t-il, assurant qu’ »il n’y a aucune concurrence ». Selon lui, les extraits d’échanges de courriers cités par Le Monde seraient « le fruit d’une mauvaise interprétation, à un moment donné, de certaines informations ».
Quant à Papa Massata Diack, fidèle à ses déclarations précédentes, il réfute fermement les accusations portées contre lui et son père par l’Association mondiale antidopage, comme par la justice française, répétant à l’envi qu’aucun de ses détracteurs ne s’est donné la peine de l’entendre préalablement.
A l’en croire, il se tiendra à la disposition des trois magistrats le jour où ceux-ci – qu’il accuse de le calomnier par médias interposés – fouleront, enfin, le sol sénégalais.