Samedi 19 août, Kémi Seba a organisé dans plusieurs capitales africaines une Journée de lutte contre le CFA et, plus largement, contre la Françafrique. J'ai jugé l'initiative salutaire et lorsqu'il y a eu une levée de fonds sur Internet, j'ai tenu à apporter ma modeste contribution. Ce militant politique a été arrêté non pas à cause d'un billet de banque brûlé mais bien parce qu'il s'attaque depuis quelques années à la Francafrique. Ce faisant, il a franchi une ligne rouge et ça, ça se paie. On l'attendait au tournant.
Nous sommes trop nombreux au Sénégal- politiciens, intellectuels, artistes- à faire comme si la France nous est aussi lointaine et indifférente que la Slovénie ou l'Islande. C'est bizarre de penser de la sorte quand on sait de quel poids elle pèse dans les choix de nos dirigeants, des choix qui affectent négativement la vie de nos populations. Cela s'est aggravé depuis l'arrivée de Macky Sall au pouvoir, les intérêts de la France n'ayant jamais été mieux servis qu'avec lui. Tel est le contexte politique de cette arrestation. Kémi Seba est un détenu politique.
Kémi Seba aurait-il dû aller jusqu'à brûler un billet de 5000 F Cfa ?
Je suis d'une génération que ces méthodes peuvent facilement choquer. Je fais de mon mieux depuis des années, de livre en livre, au fil des articles et conférences publiques, pour dénoncer la Françafrique, sans mettre le feu à rien du tout. De même, l'économiste Moussa Demba Dembélé n'arrête pas de dire tout le mal qu'il pense du CFA, avec au demeurant d'excellents résultats en termes de sensibilisation de l'opinion.
Il faut assumer ces différences générationnelles même si je ne me vois pas verser des larmes de crocodile sur ce pauvre billet de banque ! À vrai dire je m'en moque comme de ma première chemise, car au-delà du geste de Kémi Seba, il y a le sens de son combat, qui est infiniment plus important, un combat pour la souveraineté dont la monnaie n'est qu'un attribut. Il essaie de briser le tabou qui fait que tant de nos intellectuels, farouches contempteurs des leaders africains, n'ont jamais rien à dire sur la politique africaine de la France, qui nous coûte si cher en ressources mais aussi en vies humaines, quand on repense au Rwanda par exemple.
Le nouveau Président français, Emmanuel Macron, a pourtant décrété la fin de la Françafrique…
Vous savez, depuis Giscard d'Estaing, chaque nouveau locataire de l'Elysée débarque avec sa petite grimace de dégoût à l'égard de la Françafrique. Cette posture hypocrite fait partie intégrante de la définition même d'un phénomène d'asservissement unique dans le champ politique international. Mais cela ne va jamais bien loin.
On a eu droit aux diamants de Giscard puis à Mitterrand qui dès son investiture dit au patron d'Elf quelque peu interloqué : “Faites pour nous ce que vous faisiez pour nos prédécesseurs”. Le propos est rapporté par Le Floïc-Prigent lui-même dans le remarquable documentaire de Patrick Benquet sur la Françafrique (NDRL : La raison d'État).
On ne parlera pas ici de Chirac et Villepin comptant- l'info est du sulfureux Robert Bourgi- des liasses de billets au crépuscule dans un coin de bureau de l'Elysée. On sait aussi que rien n'a changé sous Sarkozy et Hollande, le second ayant cependant apparemment moins trempé dans des magouilles financières.
Et lorsque Macron, ce jeune homme plein d'allant, est élu, on le prend au sérieux quand il promet de grandioses funérailles à la Françafrique. C'est faire bon marché des intérêts économiques colossaux en jeu dans cette affaire. Celui qui tire profit d'un quelconque système de domination ne va pas y mettre un terme de lui-même ou parce qu'on l'aura élégamment supplié de bien vouloir entendre raison. Les humains se comportent rarement ainsi, les Etats pour ainsi dire jamais. C'est à nous de nous battre, chacun dans son domaine, contre la Francafrique.
On ne peut pas attendre d'un Président français, quel qu'il soit, qu'il prenne en charge, contre le bien-être de ses compatriotes, une tâche historique qui est la nôtre. C'est un peu fou de penser cela et je me dis parfois qu'en face ils doivent nous trouver bien amusants. Kémi Séba et ses camarades ont choisi d'emprunter un chemin long et ardu mais c'est rassurant de voir des jeunes prendre en charge, avec les outils et le discours de leur temps, le parachèvement de la lutte pour l'indépendance.
Fallait-il arrêter Kémi Seba ?
Bien sûr que non. Son geste n'est pas une première, on commence à le savoir. L'arrestation a en outre mis les féroces rieurs de la Toile du côté de Kémi Seba. N'est-ce pas amusant de voir la BCEAO déranger la maréchaussée pour un billet de 5000 CFA ? Dans quel monde sommes-nous ?
Si c'était pour donner un avertissement, c'est raté. Les billets de CFA n'ont jamais autant flambé que depuis cette arrestation, qui a en outre fait à Kémi Seba une formidable publicité. Qu'ils soient ou non d'accord avec lui, très peu de jeunes Africains francophones peuvent éviter aujourd'hui de se déterminer par rapport à ses thèses.
Comment voyez-vous la suite des événements ?
Je donne, comme on dit, ma langue au chat. En fait tout le monde attend de voir… Je sais seulement que cette affaire va marquer un tournant. Le mal est si profond que la lutte de Kémi Seba pour une réelle souveraineté politique ne portera sans doute pas ses fruits de sitôt. Mais ce combat est d'autant plus nécessaire que la découverte d'importantes réserves de gaz et de pétrole va changer notre position dans la Françafrique, celle-ci va devenir un élément essentiel de notre dispositif politique intérieur.
Quand on voit l'attitude de Macky Sall envers Alstom ou l'affaire Total qui, selon ce que m'a confié un cadre sénégalais ayant travaillé sur le dossier, se traduit pour notre pays par un manque à gagner annuel de 300 milliards, quand on voit toutes ces enseignes françaises de plus en plus envahissantes, on comprend mieux qu'il s'agit moins de haine à l'égard d'une puissance étrangère que d'utiliser les ressources du Sénégal au profit des Sénégalais.
Oulèye Mané, Ami Collé, Penda Bâ, Assane Diouf…
La liste commence à être longue, comme je l'ai dit il y a un instant, et cela devient préoccupant. Les cas d'Ami Collé Dieng et d'Oulèye Manè relèvent selon moi du délit d'opinion pur et simple. Dans sa sortie, Ami Collé Dieng a dérapé en deux occasions- et encore…- mais pour l'essentiel elle a exprimé des vues politiques. Il se trouve que celles-ci étaient favorables à Karim Wade, ce qui n'est quand même pas un péché mortel. Il y a surtout, comme j'ai entendu le souligner Pape Ndiaye de Wal fadjri, la question de savoir si un forum privé sur le Net peut être légalement considéré comme un espace public. C'est une vraie question, cela et ce serait de savoir ce qu'en pensent nos spécialistes en la matière.
Oulèye Mané a fait un montage certes irrévérencieux mais on a vu pire dans ce pays. Même pour Penda Bâ, qui est allée très loin, on peut parler d'un coup de folie, à la différence d'Assane Diouf qui lui, agit froidement. Mais dans tous ces cas on aurait pu, sans verser dans la complaisance, privilégier l'éducation tout en cherchant à comprendre les raisons profondes de pétages de plomb aussi soudains que fréquents.
Je dois dire à propos d'Assane Diouf que j'ai signé une pétition sur le Net pour m'opposer à son extradition, non pas parce que je cautionne sa façon de faire, mais parce que c'était gros, pour ne pas dire grotesque, de chercher à le faire épingler comme terroriste (NDLR : Assane Diouf a été expulsé des Etats-Unis vers le Sénégal et l'ambassade américaine à Dakar, contactée par Seneweb, a précisé qu'il s'agissait d'un dossier d'immigration).
Comment expliquer une telle colère ?
Toutes les personnes que nous venons de nommer sont relativement jeunes et, sur la Toile, beaucoup d'acteurs évoluent dans un univers à part, parallèle au nôtre et d'une certaine façon plus réelle que lui. Ils y balancent tout naturellement leurs fureurs et leurs enthousiasmes.
Il y a peut-être aussi que dans un système pas assez ouvert aux sans-voix, ils y voient un moyen facile de prendre leur revanche sur tout ce qui est socialement haut perché, les journalistes, les musiciens et bien évidemment le chef de l'État.
Il y a en outre lieu de se demander si tout cela n'est pas en résonance avec le phénomène, nouveau au Sénégal, des lanceurs d'alerte. Nous en avons tout de même eu quatre en peu de temps, le colonel Ndaw, le commissaire Keïta, Nafi Ngom Keïta et Ousmane Sonko. Leurs démarches ne sont certes pas assimilables mais ils ont en commun d'avoir choisi d'alerter l'opinion sur les dérives d'un régime qu'ils avaient servi jusque-là avec loyauté au plus haut niveau. Ce faisant, ils ont pallié les défaillances des médias et des corps de contrôle.
Dans une démocratie fonctionnant normalement, ils n'auraient pas eu besoin de tout cela. C'est le sens que j'ai donné aux propos, assez mal compris à l'époque, de Sonko sur les médias nationaux.
Un article de votre ami écrivain Hamidou Dia, conseiller du chef de l'Etat, a fait débat…
Oui, Hamidou Dia est un vieil ami, un de mes meilleurs amis. D'ailleurs chaque fois que je donne un entretien dans les médias il m'appelle ou m'écrit pour me traiter de tous les noms d'oiseaux. Rien de méchant, nous prenons cela très bien.
Figurez-vous par ailleurs que c'est lui qui a fait publier mon premier roman, en obligeant du reste le grand Mongo Beti à en écrire la préface ! Si je rappelle tout cela, c'est juste pour montrer que je n'aurais eu aucune gêne à le critiquer si je le croyais ethniciste. Je le connais trop bien, depuis trop longtemps- presque un demi-siècle- pour savoir qu'il ne l'est absolument pas. Dans les circonstances présentes, un tel témoignage est un devoir.
Je comprends toutefois que certaines de ses assertions lui aient valu des répliques rageuses et c'est bien cela le problème, son imprudence je veux dire. Quelqu'un lui a reproché depuis Montréal de n'être pas allé au-delà du sens commun et je suis bien d'accord avec cette remarque. Mais il y a encore une fois que sur certains sujets, les mots peuvent vite déformer la pensée et mettre tout le monde un peu mal à l'aise… (NDLR : l'entretien a eu lieu avant qu'Hamidou Dia ne publie un deuxième texte pour préciser sa pensée et présenter des excuses à ceux que ses propos auraient pu offenser).
Et l'accusation d'ethnicisme contre Macky Sall ?
Je pense qu'il ne faut pas jouer avec ces accusations, surtout quand on n'a rien pour les étayer.
Source Seneweb