Convoquons le récent et intéressant événement du vendredi 13 juillet : la marche des citoyens désireux de se faire entendre. Le succès de la protestation mobile réside moins dans le nombre de marcheurs (ici comme ailleurs, les chiffres varient) que dans l’autorisation préfectorale et la colère tranquille des participants. La physionomie de la marche (non émaillée par des actes de vandalisme), le respect de l’itinéraire et celui de l’horaire ont rétrospectivement et magistralement démontré que les interdictions antérieures et répétées étaient absurdes, bêtes et débiles.
Et, surtout, dévastatrices pour l’image du Sénégal et in fine abaissantes pour la cote diplomatique du régime, quand on sait que la démocratie demeure le socle du rayonnement international de la patrie de Léopold Sédar Senghor. Le satisfaisant constat est là : les dividendes du succès de la marche se partagent entre le gouvernement qui a lucidement autorisé et les marcheurs corrects et responsables, jusqu’au bout. Du reste, l’erreur qui consistait, jadis, à interdire systématiquement les marches, est mise en relief – tenez-vous bien – par l’ex-Premier ministre Aminata Touré, lorsqu’elle déclare dans la presse du lendemain, je la cite : «La marche est un exercice banal et sain de la démocratie». Une soudaine clairvoyance qui corrige une persistante erreur et sauvegarde le pays ; car – quel que soit le professionnalisme de la Police – les nerfs peuvent claquer de façon inattendue. Bref, la spirale des interdictions-manifestations-répressions allait fatalement multiplier les Fallou Sène.
De demande sociale, la traque des biens mal acquis a évolué vers un odieux impair puis débouché sur un réel rejet social. Et pourtant, elle a été l’alpha et l’oméga du programme du Président élu et bien élu Macky Sall. Une reddition des comptes d’autant plus acceptée, au départ, voire applaudie, qu’elle fut portée par un vent puissant et consensuel à l’échelle du pays, dans un contexte où le régime libéral et vaincu d’Abdoulaye Wade frôlait le degré zéro de la popularité. Une Traque des biens mal acquis opportunément déclenchée mais mal balisée par une juridiction inappropriée, sinistre et presque tirée d’outre-tombe : la CREI. Pire, l’impératif de la traque a rencontré l’impératif de la transhumance qui conditionne l’obtention du second mandat, dès le premier tour.
Ainsi, sur les dizaines de ministres ayant truffé – durant douze ans – les cinq gouvernements du Président Abdoulaye Wade, seul Karim Wade a fait l’objet d’un emprisonnement ferme. Certes, Karim Wade a été « Ministre du Ciel et de la Terre », toutefois il n’a jamais coiffé le juteux et stratégique ministère de l’Intérieur. Encore moins les départements des Finances et du Budget. Plus abracadabrant encore, est l’épilogue de la grâce conditionnelle qui est synonyme de deal. Du jamais vu ! Une personne vraiment graciée par le Président de la république peut normalement louer et habiter un appartement dans un immeuble qui jouxte la prison. En définitive, la leçon ultime de la traque est la suivante : une injustice sélective est plus insupportable pour l’opinion publique qu’une injustice généralisée. La conséquence de l’erreur saute aux yeux. Le honni Karim Wade de 2012 (voué au lynchage à Sandaga) est le contraire du Karim Wade de 2018 qui peut déambuler triomphalement sur l’avenue Lamine Guèye. Sans gardes du corps.
Le précieux parrainage est devenu le préoccupant parrainage. Le souci de filtrer les candidatures – à condition que les arrière-pensées manœuvrières en soient absentes –, le désir de rationnaliser la fastidieuse organisation d’un scrutin présidentiel et la volonté de limiter la dépense publique toujours et partout enflée par le déroulement d’une élection ont été globalement bien accueillis. Cependant, l’élargissement tardif (à l’orée de la présidentielle) du parrainage aux candidats des Partis politiques et le vote, un peu aux forceps, de la Loi ont vite fait le lit des appréhensions et des suspicions les plus tenaces.
Il s’y ajoute qu’il s’est avéré nécessaire d’aller en Europe et en Afrique, pour mieux maitriser les meilleures modalités d’application du parrainage. Voilà un signe patent d’impatience inexpliquée et d’improvisation surprenante dans un domaine aussi sensible que les opérations électorales sur le continent africain ! Par ailleurs, le refus de l’alternative symbolisée par le bulletin unique repose sur des arguments qu’on peut tailler en pièces. Au Mali, 24 candidats sont en lice. Davantage qu’il y en aura sûrement au Sénégal, en 2019. L’équation est évidemment résolue par le bulletin unique dans un vaste pays historiquement moins scolarisé que la patrie de l’Académicien Senghor. Comparativement à plusieurs pays africains, il est erroné, gênant et honteux de dire que dans le Sénégal de Lamine Guèye, d’Alioune Diop, fondateur de «Présence Africaine», d’Abdoulaye Sadji, de Souleymane Béchir Diagne, de l’ex-Secrétaire général de la Francophonie, Abdou Diouf, on ne peut pas réussir avec bonheur, ce que les Maliens et les Libériens font chez eux, avec un taux de scolarisation moins élevé. Ce type d’erreur se paie. Comme les toutes les erreurs politiques.
C’est à propos de l’arrêt de la CEDEAO que la mère des erreurs guette le Sénégal. Ne rendons pas brumeuse, une décision limpide ! La CEDEAO ne distribue ni des ordres ni des injonctions. Elle est trop respectueuse de la souveraineté des Etats membres pour agir avec une blessante désinvolture ou une brutale insolence. La CEDEAO rend des décisions qui ne sont pas destinées aux déserts, aux forêts et aux océans d’Afrique de l’Ouest, mais aux Etats ayant accepté les exigences et les servitudes d’une vie économique et politique de plus en plus communautaire. N’est-ce pas le Sénégal qui se glorifie d’avoir confectionné le premier passeport biométrique de l’espace CEDEAO ? On ne peut pas être précurseur dans la très réglementaire circulation des biens et des personnes et – en même temps – être trainard dans l’application d’une décision communautaire de justice. Comme on le voit, l’idéal communautaire, ses servitudes et ses finalités sont beaucoup plus amples et plus contraignants que les vérités découlant de la science juridique doctement distillée dans les amphithéâtres et lors des colloques.
Justement, la Cour de Justice de la CEDEAO n’a pas de leçons à recevoir des contempteurs sénégalais de sa décision. A Abuja, coulent trois sources de Droit qu’on peut grossièrement lister autour des langues de formation correspondant peu ou prou à trois écoles : l’anglo-saxonne, la latino- francophone et la latine-lusophone. Le juge sénégalais d’Abuja, Alioune Sall, est issu du même moule que la plupart des magistrats et juristes de Dakar. La Bissau-guinéenne Maria Sylva Monteiro est porteuse d’une autre tradition d’expression et d’application du Droit. Le Nigérian Friday Nwoke et le Libérien Yussif D Kaba apportent respectivement les touches de la Tamise et d’Outre-Atlantique.
Visiblement, la Cour de Justice de la CEDEAO est un savant et savoureux cocktail d’éruditions, de traditions et expériences. Penser qu’une palette de valeurs aussi fiables s’acharnent ou complotent contre le Sénégal, relève de la paranoïa prolongée par la schizophrénie. Par contre, les Sénégalais peuvent être légitimement indignés par le fait que des juges ressortissants de pays de coups d’Etat montrent (58 ans après les indépendances) le chemin lumineux du Droit aux gouvernants du Sénégal, rare pays africain dans lequel la Cour Internationale de Justice de la Haye a coopté et élu deux juges : les célébrissimes Isaac Foster et Kéba Mbaye. L’autre célébrissime africain de La Haye était Mohamed Bedjaoui, ancien ministre de la Justice du Président Houari Boumediene.
Babacar Justin Ndiaye