Vous opérez une critique de la notion d’universalisme comme étant une posture généralisante à partir d’un particulier, eurocentré, et vous promouvez à la place un universel, qui serait à chercher dans la relation entre les langues. Vous reprenez l’idée d’« universel latéral » tel que Merleau-Ponty l’élabore. Cette notion de latéralité pourrait être rapprochée de ce que l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr écrit dans Silence du chœur à propos de la traduction. Il fait en effet dire au personnage de Jogoy Sèn, le traducteur, l’ancien migrant, que la chute de Babel ne doit pas être envisagée comme une punition divine dont il faudrait se lamenter mais bien au contraire comme une possibilité renouvelée de lien entre les hommes, à travers la traduction : il faudrait alors envisager Babel comme horizontale et non plus verticale. Il faudrait envisager une Babel heureuse en quelque sorte. Cette horizontalité de la traduction correspond-elle à votre vision d’un universel à construire de manière latérale ?
Tout à fait. Je suis heureux que Mohamed Mbougar Sarr soit tombé sur cette expression-là. De la même manière qu’il faut imaginer Sisyphe heureux, comme Camus le disait, il faut également ré-imaginer Babel heureuse. La traduction est une malédiction, c’est vrai : nous partons de langues diverses, multiples, variées, alors que nous n’en avions qu’une, la langue d’Adam. Mais c’est une langue qui était, pour l’essentiel, faite pour parler à Dieu et pour qu’il nous parle. Alors que là, nous avons besoin d’avoir des relations horizontales entre nous. D’ailleurs, dans le même ordre de d’idée que ce que dit Jogoy Sèn chez Mbougar, il y a le titre de l’exposition que Barbara Cassin avait consacrée à la traduction : Après Babel, traduire, c’est-à-dire que la réponse à Babel, c’est à la fois le pluriel des langues, goûter le pluriel des langues, le célébrer, comme une multiplication des différents visages de l’aventure humaine, et en même temps célébrer la traduction, qui fait que ce pluriel des langues puisse aussi être une rencontre. C’est une idée qui m’est très chère.
Quand j’ai rencontré ce texte de Merleau-Ponty en 1982, il m’a frappé comme la réponse postcoloniale à l’universalisme abstrait, dont Césaire n’avait pas voulu non plus par exemple, dans lequel il disait qu’il ne se retrouvait pas. En même temps, je suis quelqu’un qui, à la différence de la majorité des auteurs postcoloniaux, croit et veut l’universel, mais c’est un universel de la rencontre, un universel de la traduction, où les langues se rencontrent et se traduisent. C’est le meilleur modèle que l’on se puisse se donner d’un universel horizontal qu’il faut rechercher.
Pour autant, toutes les langues n’ont pas le même poids politique. Lorsque vous traduisez des mathématiques en wolof, vous reprenez le geste de Cheikh Anta Diop qui traduit Corneille en wolof dans Nations nègres et culture, même si c’est un passage qui est aujourd’hui un peu oublié, et vous reprenez le geste de Ngugi wa Thiong’o dans Décoloniser l’esprit, qui appelle à utiliser les langues africaines plutôt que les langues coloniales européennes. Lorsque vous appelez à un universel latéral, qui ne serait plus seulement le point de vue de l’Europe sur le monde, comment faire pour que toutes ces langues ne se retrouvent pas en situation de minorisation par rapport à des langues qui ont une assise numériquement plus importante ?
C’est vrai qu’il y a toujours deux approches de la traduction. Quand vous regardez la traduction sur le plan politique et sociologique, vous avez en plein dans la figure l’inégalité radicale des langues et de la domination. De ce point de vue-là, Pascale Casanova a bien raison de donner à son livre La langue mondiale le sous-titre Traduction et domination. La politique de la traduction manifeste très clairement la domination des langues.
Mais je distingue toujours là-dedans l’acte même de traduire : c’est la seconde approche dont je parlais. Autrement dit, je suppose le traducteur dans sa chambre, tout seul, avec ses deux langues : une langue dans laquelle il donne hospitalité à ce qui a été créé dans l’autre langue. Et je me dis, cet acte-là, c’est ce moment où il fait que des langues « se touchent ». C’est une expression qu’Antoine Berman utilise : c’est mon philosophe de la traduction préféré, il a écrit un magnifique livre, L’Épreuve de l’étranger. Je donne à cette expression toute sa force poétique et érotique. Cette célébration de la traduction se fait en des termes éthiques : la traduction compare des langues, et cela au sens étymologique, elle les met sur un pied d’égalité, cum pare. La traduction crée de la réciprocité entre les langues. C’est vrai que l’ambiance générale, l’environnement, est à l’inégalité, mais l’acte même de traduire est un acte de réciprocité, de création de réciprocité, parce qu’il met les langues ensemble dans un rapport d’égalité qui les fait se toucher. Berman fait exprès, et moi aussi d’ailleurs, d’utiliser un vocabulaire érotique : avec le double sens du mot langue, on voit que les langues s’embrassent. Il y a une poétique de la traduction qui est en quelque sorte soustraite et volée à cet environnement.
Une fois que l’on a dit cela, c’est vrai que la traduction manifeste la domination, mais la seule réponse possible à cette domination des langues, c’est la traduction ! Prenez le geste de Ngugi wa Thiong’o qui écrit en kikuyu… Qui parle le kikuyu ? Personne ne parle en dehors du Kenya, et pas même tous les Kényans puisque c’était la langue des Mau Mau. Mais wa Thiong’o dit également que la langue des langues, c’est la traduction. C’est-à-dire que, d’une certaine façon, les langues, quels que soient leur poids ou la faiblesse de leur poids, deviennent équivalentes précisément parce qu’elles sont susceptibles de traduction. Pour vous donner une comparaison, CNN est la grande machine mondiale de médias par excellence, mais partout où je suis, il suffit que je me connecte à Internet et je peux recevoir les nouvelles du Sénégal. Cela veut dire que le CNN local sénégalais, à sa propre manière, en droit, peut atteindre tout le monde. C’est en cela que je dis qu’une langue, quelque minoritaire qu’elle soit, est toujours susceptible d’universalisation par, précisément, la traduction. Les deux visages de la traduction sont cela : si je regarde sociologiquement et politiquement, je vois bien qu’il y a des langues dominantes et des langues dominées, mais cela n’annule pas le fait que la traduction est aussi la réponse à la domination.
Cette situation se retrouve complètement modifiée par Internet, que vous évoquiez à l’instant, qui peut changer la donne de cette latéralité. Ce serait un versant positif de la globalisation – même si l’éblouissement de la « société des écrans » a bien été analysé par Joseph Tonda qui en a montré le versant négatif – puisqu’on assiste en effet à un regain d’activité de la littérature orale à travers les réseaux sociaux et Internet, qui devient paradoxalement non pas le triomphe de l’écrit dominant mais bien une chance pour les langues minorisées.
Absolument. On trouve énormément de choses sur Internet : toutes les langues sont présentes. C’est le forum d’après Babel. Il y a une présence d’éléments de création sur l’Internet et c’est une chance pour créer cette égalité. Prenez ce que Anderson a appelé les « communautés imaginées », ces communautés virtuelles : Internet le crée ! Tous les Sénégalais, où qu’ils se trouvent, et Dieu sait que ce sont des voyageurs devant l’Éternel, se branchent sur le web sénégalais et cela fait une communauté réelle, qui est très présente. La langue wolof est fréquemment utilisée dans les médias sociaux.
Bien sûr, l’anglais domine, mais c’est un peu comme les Nations-Unies. Il y a un filtre plus important pour l’édition, qui donne une plus grande place aux littératures majoritaires, tandis qu’Internet redonne une place réelle aux langues les plus minoritaires.
À propos de communautés imaginées, vous parlez également d’invention des traditions, et vous montrez surtout qu’il y a un danger de la déconstruction qui apparaît, notamment de lectures parfois virulentes de Jean-Loup Amselle lorsqu’il déconstruit la tradition orale. Vous montrez qu’il a une violence de l’arasement de toutes les constructions symboliques : or, on est dans les constructions symboliques en permanence, et il n’y a pas de dehors à cette situation. Vous plaidez plutôt, à l’inverse, pour une politique des usages, qui analyse les usages mouvants des constructions symboliques, aux significations renouvelées selon le temps et les communautés qui s’en revendiquent. Pour autant, est-ce que vous pensez qu’il y a un dialogue possible entre les déconstructionnistes, pourrait-on dire, et les partisans d’une politique des usages, notamment concernant la véridicité d’un fait à un moment donné ? Je pense au Serment des chasseurs, qui propose un cas-limite de réflexion à cet égard : jusqu’où le dialogue est-il possible, autrement dit, peut-on statuer sur ce qui s’est réellement passé en 1235, date à laquelle aurait été établie par Soundiata, empereur du Mali, une constitution des droits humains ?
Justement, il faut tenir ferme la véridicité. Nous sommes dans une période de fake news : il faut donc tenir ferme la raison, le fait et la vérité. Cela est tout à fait établi. Maintenant, à l’intérieur de cette exigence-là, prenons le Serment des chasseurs. Que reproche-t-on au Serment des chasseurs ? D’être trop beau pour être vrai ? En réalité, c’est ça, le fond de l’affaire. Au lieu de parler de véridicité précisément, on déplace la question pour se demander « quel est votre intérêt en disant cela ? ». C’est quand même une démarche qui consiste à dire : on a eu des droits humains avant tout le monde, en 1235, donc au même moment que la Magna Carta. Une des choses que je dis dans ce dialogue, c’est que d’abord ce n’est pas le propos. Le propos est de répondre à une question très précise qui a des conséquences énormes : est-ce qu’il y a dans la tradition orale africaine un discours sur l’individu et les droits dont il est porteur en tant qu’individu ? C’est ce que fait le Serment des chasseurs en disant qu’« une vie est une vie ». C’était la seule chose dont j’avais besoin, moi, dans ma réflexion sur les droits humains, et ce n’est pas seulement une réflexion, c’est également un combat : depuis 1960, la société civile africaine voulait la mise en place d’une charte africaine des droits de l’homme – c’était cela l’exigence, au même titre que ce que l’on retrouve dans d’autres régions du monde, en Europe, en Amérique du Sud, à opposer aux États – c’était donc un aspect de résistance. La logique des États avait beau jeu d’inventer une tradition africaine, une philosophie africaine qui était en faveur du collectif – seul le groupe a des droits – où l’individu n’a que des devoirs vis-à-vis du groupe. Or, toute la question d’une charte qui soit opposable aux États, c’est que des individus puissent précisément s’opposer à la logique du groupe, à la logique de l’État, parce que cette logique du groupe, très rapidement et très facilement se traduit en raison d’État. Donc mon évocation du Serment des chasseurs, c’était cela : dire qu’il faut quand même réfléchir de manière plus précise à ce qu’il en est de la philosophie de l’individu dans les sociétés et les cultures africaines. L’idée que l’individu devient une personne avec le soutien du groupe, et c’est comme ça que je résume la relation individu-groupe. Cela n’a rien à voir avec l’idée que seul le collectif compte, que l’individu n’est rien, qu’il est au service du groupe. Donc le Serment des chasseurs devient un exemple dans ce débat.
Maintenant, une fois cela dit, la véridicité, il faut lui appliquer toutes les procédures scientifiques qu’on applique normalement ; cela fait longtemps qu’on a des manières d’appliquer des procédures scientifiques de vérification à la tradition orale. C’est un vrai problème, la tradition orale : ce n’est pas une preuve archéologique, ce n’est pas une chronique écrite. Quand vous n’avez que la tradition orale comme preuve, et bien vous appliquez des méthodes ad hoc, que vous créez pour la tradition orale. Or, pour ce double cas du Serment des chasseurs et de la charte du Mandé – parce que ce sont deux choses différentes –, que se passe-t-il ? La charte du Mandé vous dit que le CELHTO a regroupé des griots traditionnels du mandingue et leur a demandé de réciter le Mandé. L’idée était, à partir de ces récits différents, de faire des recoupements et de commencer à dégager ce qu’était la Constitution du Mandingue. « Constitution », c’est-à-dire un mot banal qui signifie « sur quoi était fondé le Mandé, comment est-ce qu’on le pensait et comment on le gouvernait ». Soundiata Keita s’est trouvé dans la situation d’avoir à gérer un empire qui n’était plus seulement le royaume mandingue, qui était, lui, ethniquement homogène : il avait à gérer un empire où vous aviez des Wolofs ici, des Songhay là-bas. Cela allait de la côte atlantique jusqu’à la boucle du Niger. Tout ce qui a été pensé et fait a été une manière de gérer le pluriel. On lui attribue – mais cela, on ne le sait pas – d’avoir inventé la relation à plaisanterie. C’est un mode de gestion du pluralisme. Si vous et moi sommes parents à plaisanterie et que nous nous voyons pour la première fois, nous commençons à nous chahuter comme si nous nous connaissions depuis toujours, et alors il y a très peu de chance que l’on se tape dessus ensuite. C’était donc cela toute la finalité. Ces griots ont donné un texte mis ensuite sous forme d’article. C’est là où la véridicité devient un problème, mais c’est une simple question de disposition : vous dites : « Je dégage là cent principes qui avaient cours dans le royaume du Mandé et je les numérote. » Tout de suite, cela ressemble à une Constitution avec des articles, à la Magna Carta.
Tous ces anthropologues à ce moment-là cherchent à déconstruire ce récit. Ils ne diront pas « c’est faux », il faudrait dire : « Les méthodes ne sont pas bonnes, vous n’avez pas assez de griots, ou bien les griots ont communiqué entre eux, il aurait fallu qu’ils soient totalement indépendants, or les récits ont circulé. » Ce sont des questions de véridicité que l’on peut poser. Mais l’idée de dire : « Vous avez disposé cela en articles comme la Magna Carta parce que vous imitez l’Europe », mais enfin, il y en a marre ! Les gens ne pensent pas en ayant en vue tout le temps l’Europe. C’est cela qui est énervant. L’Europe a un côté ventriloque : elle a toujours l’impression qu’elle est en train de parler et de se répondre, et que les autres ne peuvent dire quoi que ce soit si ce n’est pour lui répondre. L’idée simplement que des intellectuels africains se mettent à dire à d’autres intellectuels africains, que la tradition, c’est le collectif, le groupe ou l’individu, c’est impensable. Ils peuvent pourtant utiliser cet argument de la charte du Mandé pour s’opposer à l’excision et autres aspects de la sexualité des individus contre ceux qui évoquent les valeurs du groupe ou de la tradition pour nier les droits humains que doivent se voir accorder les individus. C’est cela le combat que les intellectuels africains, à l’intérieur de l’Afrique, mènent contre leurs propres États. Ils ne sont pas en train de parler à l’Europe ! Ils se parlent à eux.
Vous avez raison : il faut absolument aborder la question de la véridicité. Il faut pouvoir être sûr de son fait. Si j’ai cent griots, la situation idéale aurait été une indépendance totale de ces cent personnes. Or ce n’est pas vrai, puisque ces récits-là circulent, ils s’entre-influencent. Vous n’avez donc pas de possibilité absolue de recoupement : il faut simplement le savoir et traiter ces récits-là avec cette contrainte.
Je distingue maintenant le Serment des chasseurs, c’est celui-là qui m’intéresse plus d’ailleurs, parce qu’il est un serment d’initiation. Donc si je mesure scientifiquement et rationnellement le poids des témoignages, il y a de très fortes chances pour que ce serment soit resté identique à lui-même à travers les générations, puisque si nous avons une société secrète que vous rejoignez si vous récitez un propos, il y a des chances que vous appreniez à votre fille ou votre petite-fille exactement les mêmes propos. Si un chasseur qui lui-même appartient à cette tradition comme Youssouf Tata Cissé dit « voici le Serment des chasseurs », et que l’on n’a pas vu apparaître quelqu’un qui s’oppose à ce récit, cela est déjà une preuve. Le Serment est d’une articulation suffisamment simple pour que ce soit aisément récité par cœur. Tenir d’une main l’exigence scientifique de véridicité absolue, c’est mettre en place un tel protocole, en sachant que l’on a affaire à de la littérature orale, c’est-à-dire que les modes de vérification sont internes au discours lui-même. Vous disposez rarement d’excursus qui vous permettent d’avoir des preuves extérieures au récit lui-même. L’argument du récit est le récit lui-même. Certains récits par contre peuvent faire référence au-delà d’eux-mêmes, comme cette mention : « Il était tellement cruel que le soleil s’est caché le visage » ; dans ce cas, avec une carte des éclipses, on peut avoir un événement externe au récit qui nous permet de dater les faits, mais aussi de mettre en place à l’intérieur du récit des vérifications de cohérence. L’exigence de scientificité n’est pas plus forte chez les anthropologues français que chez les anthropologues du CELHTO. C’était ma très longue réponse concernant à la fois la logique du vrai et la logique du sens.
Au début de votre texte, vous évoquez la place de l’environnement dans ces textes oraux, au premier rang desquels ce même Serment des chasseurs. Le récent succès de la pensée écologique, dont les élections européennes de 2019 en sont la dernière manifestation, donne une nouvelle actualité à la pensée des zones sinistrées. Les zones les plus polluées se trouvent aujourd’hui dans les zones néo-colonisées et, à cet égard, le poète nigérien Hawad est intéressant à convoquer : dans Furigraphies, il donne une vision du Sahara atomisé, celui des essais nucléaires de la France et de l’extractivisme d’Areva, en lien avec une humanité précaire. Cela vous semble-t-il anachronique de relire ces chartes mandé en lien avec ces préoccupations environnementales ?
Je crois qu’un texte – littéraire – précisément est toujours un discours qui porte des possibilités. Il nous parle au moment où nous nous trouvons, et donc je vois bien que c’est une lecture rétrospective de la plupart de ces textes. Cette lecture s’opère à partir de nos inquiétudes d’aujourd’hui et de notre pensée de la vulnérabilité, nous rétroprojetons cela sur ces textes. Mais c’est le fonctionnement même d’un texte !
En ce moment, je souhaiterais faire une anthologie mondiale, en littérature comparée, de la littérature de l’environnement et je vois bien que l’écocritique, la prise de conscience environnementale – awareness – est en lien avec de nombreux textes oraux. Ce serait comme un parallèle littéraire de ce que fait la COP 21 : regrouper des textes de différentes cultures et de différentes langues qui tous rappellent à l’humain, en définitive, qu’il n’est pas un empire dans un empire. Maître et possesseurs de la nature : ce n’est pas pour cela que nous avons été programmés, en tant que derniers nés de la création. Ces textes peuvent servir. On a bien le sentiment de rétroprojeter sur ces textes-là des inquiétudes d’aujourd’hui, mais c’est cela, un texte, me semble-t-il. C’est ce que fait la littérature. C’est ce qui fait qu’elle est vivante. Pouvoir signifier et resignifier.
L’ontologie dynamique que voit Senghor, dans les religions du terroir, que l’on peut utiliser pour penser la vie, comme pour le Serment des chasseurs : il y a du vivant partout, il n’y a pas d’inerte. Senghor a cette formule lapidaire qui est magistrale, « du Dieu au caillou » : cette idée qu’il y a une échelle des êtres, cela veut dire qu’il n’y a jamais de degré zéro de la vie, et cela lie les êtres depuis le caillou jusqu’à Dieu. C’est important, à la fois pour comprendre l’art africain (puisque c’est à cela que je l’ai utilisée, cette axiomatique particulière d’une ontologie dynamique), mais c’est important également d’en faire un objet de réflexion, d’un objet d’éducation à l’idée d’environnement. C’est une réponse parfaite contre l’idée d’un humain comme empire dans un empire, mais sans le dissoudre pour autant en tant qu’humain (ce qui serait une ontologie plate).
La littérature est parfois une voie de sortie, en réponse à certains discours médiatiques stéréotypés. Gauz ou Mohamed Mbougar Sarr, par exemple, entendent tenir un véritable discours politique d’humanisation du parcours des migrants. Vous considérez que ce qui est appelé la « question migratoire » en Europe est un « épouvantail », permettant aux partis politiques de faire voter les classes populaires contre leurs propres intérêts, en leur fournissant des motifs de peur assez puissants. Envisagez-vous des possibilités de contournement de ces épouvantails, la littérature en est-elle un moyen ou bien s’illusionne-t-elle en cherchant des voies de sortie alternatives ?
La littérature fait ce qu’elle peut et elle fait bien ce qu’elle doit faire. L’intérêt de la littérature est que les trajectoires individuelles permettent de dé-massifier le discours sur les migrants, parce que la littérature permet de se concentrer sur des personnages. Marie Ndiaye l’avait fait : dans Trois femmes puissantes, l’un des récits est un saisissant parcours de migration. Tanella Boni l’avait fait dans son recueil Chaque jour l’espérance, je lui avais fait une préface, il y avait un poème magnifique sur un gamin qui s’était accroché à un train d’atterrissage d’un avion, qui avait atterri à Lyon, et qui avait réchappé de très peu. Il a été sauvé à l’hôpital, on lui a offert de rester finalement, c’est une histoire tellement incroyable. Il a voulu repartir, il s’est ré-accroché à un train d’atterrissage d’un avion qui allait en Côte d’Ivoire, cette fois, il aurait pu y aller à pied cette fois-ci, et il en est mort finalement. Pendant longtemps, on n’a pas su qui c’était ce cadavre.
Le poème de Tanella est intitulé : « Les enfants d’Icare ». Je me souviens qu’à l’époque, cela m’avait beaucoup ému, parce que je m’étais dit que ces histoires étaient vues dans les journaux, mais personne finalement ne chante ces gamins. Celui-ci probablement avait un désir fou de départ, il n’a pas voulu rester, il recommence sur une distance absurde, et il en meurt. La littérature fait bien cela en donnant visage à ces migrants et peut-être en déclenchant une autre réflexion. Ces migrants ont toujours été pris en otage par le discours de l’extrême-droite qui a toujours été parfait pour cela : « Ils nous envahissent, ils cherchent à nous remplacer. Ils vont venir nombreux, si on ne fait pas attention, la race blanche va disparaître. » Contre cela, au lieu de regarder la migration globale en lui donnant une profondeur historique – qu’est-ce que les migrations ? Pourquoi est-on dans une période de migration ? –, il faudrait voir pourquoi ce mythe du remplacement est faux, pourquoi en réalité il faut de la migration. Mme Merkel l’a compris, cela lui a coûté les élections, mais personne ne sait que le million de réfugiés qu’elle a accueilli a donné des résultats deux ans plus tôt que ce qui était prévu. Ils ont été formés de manière à ce qu’ils puissent contribuer au PIB dans l’avenir, or ils l’ont fait bien avant. La gauche s’est laissé piéger en disant qu’il ne fallait pas laisser les migrations à la droite, tout comme elle avait dit qu’il ne fallait pas laisser le nationalisme à la droite. Mais si, il faut laisser le nationalisme à la droite ! Il faut laisser le racisme anti-migrant à la droite et expliquer ce qui est vrai et faux, par la raison, par les chiffres, par l’histoire, par l’économie.
Mais cela est trop compliqué, puisque les formules à l’emporte-pièce de Mme Le Pen iront plus vite. Il faut pourtant se battre sur ces chapitres-là : que dire face à « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » ? C’est l’évidence même. Pourtant, la littérature a la puissance précisément de faire en sorte que les choses apparaissent à la fois dans leur complexité et deuxièmement dans leur humanité. Je vois des gens très nombreux à Nantes qui reçoivent des réfugiés chez eux, qui leur donnent des cours, au nom simplement de la fraternité humaine, et cela, c’est le roman qui peut le traduire.
Une dernière question pour faire un sort au nom de mon laboratoire, « Les Afriques dans le monde ». Vous avez une phrase définitive où vous comparez cette mode de placer le continent au pluriel au paradoxe du « demi-habile » chez Pascal : c’est-à-dire celui qui a compris qu’il y avait un écueil mais dont le détour pour l’éviter lui fait verser dans une autre impasse. Le danger de l’essentialisme, tel qu’il a été véhiculé au XIXe siècle pour l’Afrique par le discours colonial, mène aujourd’hui à pluraliser régulièrement le continent, ce que vous ne considérez pas comme une option satisfaisante non plus… Vous dites que le singulier ne doit pas se faire au nom de l’essentialisme, mais au nom d’un horizon, d’un projet, d’un chantier, un peu comme ce que vous dites de l’universel, et il s’agirait d’opérer un « remembrement » (en jouant sur tous les sens du membre et du souvenir, comme l’entend le mot anglais remembrance) du projet « Afrique ». Vous montrez à la fois que le pluriel est un obstacle épistémologique et en même temps qu’on peut concevoir une unité comme horizon.
Absolument, le singulier a une légitimité en tant que projet parce que c’est une construction qu’il faut penser à partir de plusieurs de ses avatars. Je reviens sur les différentes transformations que le projet panafricain a subies. C’est intéressant de voir qu’il est né hors d’Afrique : le panafricanisme, c’est un projet américain au départ. Son internalisation après la Seconde Guerre mondiale, avec pour l’essentiel la figure de Nkrumah, est fondamentale, mais il y eut une volonté de garder le lien avec son origine américaine, afin de conserver un monde de diaspora atlantique.
La transformation aujourd’hui du projet panafricain en projet continental – ce n’est plus l’Afrique noire et sa diaspora noire, c’est le continent avec ses populations blanches et arabes du Nord et ses populations blanches du Sud – se construit dans le pluriel. C’est là que le pluriel est important. J’ai deux petits coups de griffes en passant contre Cheikh Anta Diop : premièrement, je me moque un peu de lui avec les mathématiques puisque ce n’est pas si compliqué de traduire la relativité en wolof ! Deuxièmement, il est beaucoup plus français et jacobin qu’il ne le croit, parce qu’il veut une langue unique. Cela n’a pas de sens d’avoir une langue d’unification : pourquoi le projet devrait-il être un projet qui imite l’État-nation, c’est-à-dire d’être homogène avec une seule langue, de manière centralisée ? C’est pour cela que l’idée du « remembrement » à la Ngugi wa Thiong’o me plaît bien, beaucoup plus que cette unité pensée sur le mode jacobin.
Comme vous dites, il y a une constante dans la manière dont j’imagine les choses : à la fois un universel qui serait horizontal de traduction, et la manière dont j’imagine le projet africain du remembrement panafricain à partir du pluriel. Il y a une analogie structurelle profonde, c’est comme ça que je suis : un optimisme de l’horizon.
Un universel comme horizon.
Réalisé par Elara Bertho
Tout à fait. Je suis heureux que Mohamed Mbougar Sarr soit tombé sur cette expression-là. De la même manière qu’il faut imaginer Sisyphe heureux, comme Camus le disait, il faut également ré-imaginer Babel heureuse. La traduction est une malédiction, c’est vrai : nous partons de langues diverses, multiples, variées, alors que nous n’en avions qu’une, la langue d’Adam. Mais c’est une langue qui était, pour l’essentiel, faite pour parler à Dieu et pour qu’il nous parle. Alors que là, nous avons besoin d’avoir des relations horizontales entre nous. D’ailleurs, dans le même ordre de d’idée que ce que dit Jogoy Sèn chez Mbougar, il y a le titre de l’exposition que Barbara Cassin avait consacrée à la traduction : Après Babel, traduire, c’est-à-dire que la réponse à Babel, c’est à la fois le pluriel des langues, goûter le pluriel des langues, le célébrer, comme une multiplication des différents visages de l’aventure humaine, et en même temps célébrer la traduction, qui fait que ce pluriel des langues puisse aussi être une rencontre. C’est une idée qui m’est très chère.
Quand j’ai rencontré ce texte de Merleau-Ponty en 1982, il m’a frappé comme la réponse postcoloniale à l’universalisme abstrait, dont Césaire n’avait pas voulu non plus par exemple, dans lequel il disait qu’il ne se retrouvait pas. En même temps, je suis quelqu’un qui, à la différence de la majorité des auteurs postcoloniaux, croit et veut l’universel, mais c’est un universel de la rencontre, un universel de la traduction, où les langues se rencontrent et se traduisent. C’est le meilleur modèle que l’on se puisse se donner d’un universel horizontal qu’il faut rechercher.
Pour autant, toutes les langues n’ont pas le même poids politique. Lorsque vous traduisez des mathématiques en wolof, vous reprenez le geste de Cheikh Anta Diop qui traduit Corneille en wolof dans Nations nègres et culture, même si c’est un passage qui est aujourd’hui un peu oublié, et vous reprenez le geste de Ngugi wa Thiong’o dans Décoloniser l’esprit, qui appelle à utiliser les langues africaines plutôt que les langues coloniales européennes. Lorsque vous appelez à un universel latéral, qui ne serait plus seulement le point de vue de l’Europe sur le monde, comment faire pour que toutes ces langues ne se retrouvent pas en situation de minorisation par rapport à des langues qui ont une assise numériquement plus importante ?
C’est vrai qu’il y a toujours deux approches de la traduction. Quand vous regardez la traduction sur le plan politique et sociologique, vous avez en plein dans la figure l’inégalité radicale des langues et de la domination. De ce point de vue-là, Pascale Casanova a bien raison de donner à son livre La langue mondiale le sous-titre Traduction et domination. La politique de la traduction manifeste très clairement la domination des langues.
Mais je distingue toujours là-dedans l’acte même de traduire : c’est la seconde approche dont je parlais. Autrement dit, je suppose le traducteur dans sa chambre, tout seul, avec ses deux langues : une langue dans laquelle il donne hospitalité à ce qui a été créé dans l’autre langue. Et je me dis, cet acte-là, c’est ce moment où il fait que des langues « se touchent ». C’est une expression qu’Antoine Berman utilise : c’est mon philosophe de la traduction préféré, il a écrit un magnifique livre, L’Épreuve de l’étranger. Je donne à cette expression toute sa force poétique et érotique. Cette célébration de la traduction se fait en des termes éthiques : la traduction compare des langues, et cela au sens étymologique, elle les met sur un pied d’égalité, cum pare. La traduction crée de la réciprocité entre les langues. C’est vrai que l’ambiance générale, l’environnement, est à l’inégalité, mais l’acte même de traduire est un acte de réciprocité, de création de réciprocité, parce qu’il met les langues ensemble dans un rapport d’égalité qui les fait se toucher. Berman fait exprès, et moi aussi d’ailleurs, d’utiliser un vocabulaire érotique : avec le double sens du mot langue, on voit que les langues s’embrassent. Il y a une poétique de la traduction qui est en quelque sorte soustraite et volée à cet environnement.
Une fois que l’on a dit cela, c’est vrai que la traduction manifeste la domination, mais la seule réponse possible à cette domination des langues, c’est la traduction ! Prenez le geste de Ngugi wa Thiong’o qui écrit en kikuyu… Qui parle le kikuyu ? Personne ne parle en dehors du Kenya, et pas même tous les Kényans puisque c’était la langue des Mau Mau. Mais wa Thiong’o dit également que la langue des langues, c’est la traduction. C’est-à-dire que, d’une certaine façon, les langues, quels que soient leur poids ou la faiblesse de leur poids, deviennent équivalentes précisément parce qu’elles sont susceptibles de traduction. Pour vous donner une comparaison, CNN est la grande machine mondiale de médias par excellence, mais partout où je suis, il suffit que je me connecte à Internet et je peux recevoir les nouvelles du Sénégal. Cela veut dire que le CNN local sénégalais, à sa propre manière, en droit, peut atteindre tout le monde. C’est en cela que je dis qu’une langue, quelque minoritaire qu’elle soit, est toujours susceptible d’universalisation par, précisément, la traduction. Les deux visages de la traduction sont cela : si je regarde sociologiquement et politiquement, je vois bien qu’il y a des langues dominantes et des langues dominées, mais cela n’annule pas le fait que la traduction est aussi la réponse à la domination.
Cette situation se retrouve complètement modifiée par Internet, que vous évoquiez à l’instant, qui peut changer la donne de cette latéralité. Ce serait un versant positif de la globalisation – même si l’éblouissement de la « société des écrans » a bien été analysé par Joseph Tonda qui en a montré le versant négatif – puisqu’on assiste en effet à un regain d’activité de la littérature orale à travers les réseaux sociaux et Internet, qui devient paradoxalement non pas le triomphe de l’écrit dominant mais bien une chance pour les langues minorisées.
Absolument. On trouve énormément de choses sur Internet : toutes les langues sont présentes. C’est le forum d’après Babel. Il y a une présence d’éléments de création sur l’Internet et c’est une chance pour créer cette égalité. Prenez ce que Anderson a appelé les « communautés imaginées », ces communautés virtuelles : Internet le crée ! Tous les Sénégalais, où qu’ils se trouvent, et Dieu sait que ce sont des voyageurs devant l’Éternel, se branchent sur le web sénégalais et cela fait une communauté réelle, qui est très présente. La langue wolof est fréquemment utilisée dans les médias sociaux.
Bien sûr, l’anglais domine, mais c’est un peu comme les Nations-Unies. Il y a un filtre plus important pour l’édition, qui donne une plus grande place aux littératures majoritaires, tandis qu’Internet redonne une place réelle aux langues les plus minoritaires.
À propos de communautés imaginées, vous parlez également d’invention des traditions, et vous montrez surtout qu’il y a un danger de la déconstruction qui apparaît, notamment de lectures parfois virulentes de Jean-Loup Amselle lorsqu’il déconstruit la tradition orale. Vous montrez qu’il a une violence de l’arasement de toutes les constructions symboliques : or, on est dans les constructions symboliques en permanence, et il n’y a pas de dehors à cette situation. Vous plaidez plutôt, à l’inverse, pour une politique des usages, qui analyse les usages mouvants des constructions symboliques, aux significations renouvelées selon le temps et les communautés qui s’en revendiquent. Pour autant, est-ce que vous pensez qu’il y a un dialogue possible entre les déconstructionnistes, pourrait-on dire, et les partisans d’une politique des usages, notamment concernant la véridicité d’un fait à un moment donné ? Je pense au Serment des chasseurs, qui propose un cas-limite de réflexion à cet égard : jusqu’où le dialogue est-il possible, autrement dit, peut-on statuer sur ce qui s’est réellement passé en 1235, date à laquelle aurait été établie par Soundiata, empereur du Mali, une constitution des droits humains ?
Justement, il faut tenir ferme la véridicité. Nous sommes dans une période de fake news : il faut donc tenir ferme la raison, le fait et la vérité. Cela est tout à fait établi. Maintenant, à l’intérieur de cette exigence-là, prenons le Serment des chasseurs. Que reproche-t-on au Serment des chasseurs ? D’être trop beau pour être vrai ? En réalité, c’est ça, le fond de l’affaire. Au lieu de parler de véridicité précisément, on déplace la question pour se demander « quel est votre intérêt en disant cela ? ». C’est quand même une démarche qui consiste à dire : on a eu des droits humains avant tout le monde, en 1235, donc au même moment que la Magna Carta. Une des choses que je dis dans ce dialogue, c’est que d’abord ce n’est pas le propos. Le propos est de répondre à une question très précise qui a des conséquences énormes : est-ce qu’il y a dans la tradition orale africaine un discours sur l’individu et les droits dont il est porteur en tant qu’individu ? C’est ce que fait le Serment des chasseurs en disant qu’« une vie est une vie ». C’était la seule chose dont j’avais besoin, moi, dans ma réflexion sur les droits humains, et ce n’est pas seulement une réflexion, c’est également un combat : depuis 1960, la société civile africaine voulait la mise en place d’une charte africaine des droits de l’homme – c’était cela l’exigence, au même titre que ce que l’on retrouve dans d’autres régions du monde, en Europe, en Amérique du Sud, à opposer aux États – c’était donc un aspect de résistance. La logique des États avait beau jeu d’inventer une tradition africaine, une philosophie africaine qui était en faveur du collectif – seul le groupe a des droits – où l’individu n’a que des devoirs vis-à-vis du groupe. Or, toute la question d’une charte qui soit opposable aux États, c’est que des individus puissent précisément s’opposer à la logique du groupe, à la logique de l’État, parce que cette logique du groupe, très rapidement et très facilement se traduit en raison d’État. Donc mon évocation du Serment des chasseurs, c’était cela : dire qu’il faut quand même réfléchir de manière plus précise à ce qu’il en est de la philosophie de l’individu dans les sociétés et les cultures africaines. L’idée que l’individu devient une personne avec le soutien du groupe, et c’est comme ça que je résume la relation individu-groupe. Cela n’a rien à voir avec l’idée que seul le collectif compte, que l’individu n’est rien, qu’il est au service du groupe. Donc le Serment des chasseurs devient un exemple dans ce débat.
Maintenant, une fois cela dit, la véridicité, il faut lui appliquer toutes les procédures scientifiques qu’on applique normalement ; cela fait longtemps qu’on a des manières d’appliquer des procédures scientifiques de vérification à la tradition orale. C’est un vrai problème, la tradition orale : ce n’est pas une preuve archéologique, ce n’est pas une chronique écrite. Quand vous n’avez que la tradition orale comme preuve, et bien vous appliquez des méthodes ad hoc, que vous créez pour la tradition orale. Or, pour ce double cas du Serment des chasseurs et de la charte du Mandé – parce que ce sont deux choses différentes –, que se passe-t-il ? La charte du Mandé vous dit que le CELHTO a regroupé des griots traditionnels du mandingue et leur a demandé de réciter le Mandé. L’idée était, à partir de ces récits différents, de faire des recoupements et de commencer à dégager ce qu’était la Constitution du Mandingue. « Constitution », c’est-à-dire un mot banal qui signifie « sur quoi était fondé le Mandé, comment est-ce qu’on le pensait et comment on le gouvernait ». Soundiata Keita s’est trouvé dans la situation d’avoir à gérer un empire qui n’était plus seulement le royaume mandingue, qui était, lui, ethniquement homogène : il avait à gérer un empire où vous aviez des Wolofs ici, des Songhay là-bas. Cela allait de la côte atlantique jusqu’à la boucle du Niger. Tout ce qui a été pensé et fait a été une manière de gérer le pluriel. On lui attribue – mais cela, on ne le sait pas – d’avoir inventé la relation à plaisanterie. C’est un mode de gestion du pluralisme. Si vous et moi sommes parents à plaisanterie et que nous nous voyons pour la première fois, nous commençons à nous chahuter comme si nous nous connaissions depuis toujours, et alors il y a très peu de chance que l’on se tape dessus ensuite. C’était donc cela toute la finalité. Ces griots ont donné un texte mis ensuite sous forme d’article. C’est là où la véridicité devient un problème, mais c’est une simple question de disposition : vous dites : « Je dégage là cent principes qui avaient cours dans le royaume du Mandé et je les numérote. » Tout de suite, cela ressemble à une Constitution avec des articles, à la Magna Carta.
Tous ces anthropologues à ce moment-là cherchent à déconstruire ce récit. Ils ne diront pas « c’est faux », il faudrait dire : « Les méthodes ne sont pas bonnes, vous n’avez pas assez de griots, ou bien les griots ont communiqué entre eux, il aurait fallu qu’ils soient totalement indépendants, or les récits ont circulé. » Ce sont des questions de véridicité que l’on peut poser. Mais l’idée de dire : « Vous avez disposé cela en articles comme la Magna Carta parce que vous imitez l’Europe », mais enfin, il y en a marre ! Les gens ne pensent pas en ayant en vue tout le temps l’Europe. C’est cela qui est énervant. L’Europe a un côté ventriloque : elle a toujours l’impression qu’elle est en train de parler et de se répondre, et que les autres ne peuvent dire quoi que ce soit si ce n’est pour lui répondre. L’idée simplement que des intellectuels africains se mettent à dire à d’autres intellectuels africains, que la tradition, c’est le collectif, le groupe ou l’individu, c’est impensable. Ils peuvent pourtant utiliser cet argument de la charte du Mandé pour s’opposer à l’excision et autres aspects de la sexualité des individus contre ceux qui évoquent les valeurs du groupe ou de la tradition pour nier les droits humains que doivent se voir accorder les individus. C’est cela le combat que les intellectuels africains, à l’intérieur de l’Afrique, mènent contre leurs propres États. Ils ne sont pas en train de parler à l’Europe ! Ils se parlent à eux.
Vous avez raison : il faut absolument aborder la question de la véridicité. Il faut pouvoir être sûr de son fait. Si j’ai cent griots, la situation idéale aurait été une indépendance totale de ces cent personnes. Or ce n’est pas vrai, puisque ces récits-là circulent, ils s’entre-influencent. Vous n’avez donc pas de possibilité absolue de recoupement : il faut simplement le savoir et traiter ces récits-là avec cette contrainte.
Je distingue maintenant le Serment des chasseurs, c’est celui-là qui m’intéresse plus d’ailleurs, parce qu’il est un serment d’initiation. Donc si je mesure scientifiquement et rationnellement le poids des témoignages, il y a de très fortes chances pour que ce serment soit resté identique à lui-même à travers les générations, puisque si nous avons une société secrète que vous rejoignez si vous récitez un propos, il y a des chances que vous appreniez à votre fille ou votre petite-fille exactement les mêmes propos. Si un chasseur qui lui-même appartient à cette tradition comme Youssouf Tata Cissé dit « voici le Serment des chasseurs », et que l’on n’a pas vu apparaître quelqu’un qui s’oppose à ce récit, cela est déjà une preuve. Le Serment est d’une articulation suffisamment simple pour que ce soit aisément récité par cœur. Tenir d’une main l’exigence scientifique de véridicité absolue, c’est mettre en place un tel protocole, en sachant que l’on a affaire à de la littérature orale, c’est-à-dire que les modes de vérification sont internes au discours lui-même. Vous disposez rarement d’excursus qui vous permettent d’avoir des preuves extérieures au récit lui-même. L’argument du récit est le récit lui-même. Certains récits par contre peuvent faire référence au-delà d’eux-mêmes, comme cette mention : « Il était tellement cruel que le soleil s’est caché le visage » ; dans ce cas, avec une carte des éclipses, on peut avoir un événement externe au récit qui nous permet de dater les faits, mais aussi de mettre en place à l’intérieur du récit des vérifications de cohérence. L’exigence de scientificité n’est pas plus forte chez les anthropologues français que chez les anthropologues du CELHTO. C’était ma très longue réponse concernant à la fois la logique du vrai et la logique du sens.
Au début de votre texte, vous évoquez la place de l’environnement dans ces textes oraux, au premier rang desquels ce même Serment des chasseurs. Le récent succès de la pensée écologique, dont les élections européennes de 2019 en sont la dernière manifestation, donne une nouvelle actualité à la pensée des zones sinistrées. Les zones les plus polluées se trouvent aujourd’hui dans les zones néo-colonisées et, à cet égard, le poète nigérien Hawad est intéressant à convoquer : dans Furigraphies, il donne une vision du Sahara atomisé, celui des essais nucléaires de la France et de l’extractivisme d’Areva, en lien avec une humanité précaire. Cela vous semble-t-il anachronique de relire ces chartes mandé en lien avec ces préoccupations environnementales ?
Je crois qu’un texte – littéraire – précisément est toujours un discours qui porte des possibilités. Il nous parle au moment où nous nous trouvons, et donc je vois bien que c’est une lecture rétrospective de la plupart de ces textes. Cette lecture s’opère à partir de nos inquiétudes d’aujourd’hui et de notre pensée de la vulnérabilité, nous rétroprojetons cela sur ces textes. Mais c’est le fonctionnement même d’un texte !
En ce moment, je souhaiterais faire une anthologie mondiale, en littérature comparée, de la littérature de l’environnement et je vois bien que l’écocritique, la prise de conscience environnementale – awareness – est en lien avec de nombreux textes oraux. Ce serait comme un parallèle littéraire de ce que fait la COP 21 : regrouper des textes de différentes cultures et de différentes langues qui tous rappellent à l’humain, en définitive, qu’il n’est pas un empire dans un empire. Maître et possesseurs de la nature : ce n’est pas pour cela que nous avons été programmés, en tant que derniers nés de la création. Ces textes peuvent servir. On a bien le sentiment de rétroprojeter sur ces textes-là des inquiétudes d’aujourd’hui, mais c’est cela, un texte, me semble-t-il. C’est ce que fait la littérature. C’est ce qui fait qu’elle est vivante. Pouvoir signifier et resignifier.
L’ontologie dynamique que voit Senghor, dans les religions du terroir, que l’on peut utiliser pour penser la vie, comme pour le Serment des chasseurs : il y a du vivant partout, il n’y a pas d’inerte. Senghor a cette formule lapidaire qui est magistrale, « du Dieu au caillou » : cette idée qu’il y a une échelle des êtres, cela veut dire qu’il n’y a jamais de degré zéro de la vie, et cela lie les êtres depuis le caillou jusqu’à Dieu. C’est important, à la fois pour comprendre l’art africain (puisque c’est à cela que je l’ai utilisée, cette axiomatique particulière d’une ontologie dynamique), mais c’est important également d’en faire un objet de réflexion, d’un objet d’éducation à l’idée d’environnement. C’est une réponse parfaite contre l’idée d’un humain comme empire dans un empire, mais sans le dissoudre pour autant en tant qu’humain (ce qui serait une ontologie plate).
La littérature est parfois une voie de sortie, en réponse à certains discours médiatiques stéréotypés. Gauz ou Mohamed Mbougar Sarr, par exemple, entendent tenir un véritable discours politique d’humanisation du parcours des migrants. Vous considérez que ce qui est appelé la « question migratoire » en Europe est un « épouvantail », permettant aux partis politiques de faire voter les classes populaires contre leurs propres intérêts, en leur fournissant des motifs de peur assez puissants. Envisagez-vous des possibilités de contournement de ces épouvantails, la littérature en est-elle un moyen ou bien s’illusionne-t-elle en cherchant des voies de sortie alternatives ?
La littérature fait ce qu’elle peut et elle fait bien ce qu’elle doit faire. L’intérêt de la littérature est que les trajectoires individuelles permettent de dé-massifier le discours sur les migrants, parce que la littérature permet de se concentrer sur des personnages. Marie Ndiaye l’avait fait : dans Trois femmes puissantes, l’un des récits est un saisissant parcours de migration. Tanella Boni l’avait fait dans son recueil Chaque jour l’espérance, je lui avais fait une préface, il y avait un poème magnifique sur un gamin qui s’était accroché à un train d’atterrissage d’un avion, qui avait atterri à Lyon, et qui avait réchappé de très peu. Il a été sauvé à l’hôpital, on lui a offert de rester finalement, c’est une histoire tellement incroyable. Il a voulu repartir, il s’est ré-accroché à un train d’atterrissage d’un avion qui allait en Côte d’Ivoire, cette fois, il aurait pu y aller à pied cette fois-ci, et il en est mort finalement. Pendant longtemps, on n’a pas su qui c’était ce cadavre.
Le poème de Tanella est intitulé : « Les enfants d’Icare ». Je me souviens qu’à l’époque, cela m’avait beaucoup ému, parce que je m’étais dit que ces histoires étaient vues dans les journaux, mais personne finalement ne chante ces gamins. Celui-ci probablement avait un désir fou de départ, il n’a pas voulu rester, il recommence sur une distance absurde, et il en meurt. La littérature fait bien cela en donnant visage à ces migrants et peut-être en déclenchant une autre réflexion. Ces migrants ont toujours été pris en otage par le discours de l’extrême-droite qui a toujours été parfait pour cela : « Ils nous envahissent, ils cherchent à nous remplacer. Ils vont venir nombreux, si on ne fait pas attention, la race blanche va disparaître. » Contre cela, au lieu de regarder la migration globale en lui donnant une profondeur historique – qu’est-ce que les migrations ? Pourquoi est-on dans une période de migration ? –, il faudrait voir pourquoi ce mythe du remplacement est faux, pourquoi en réalité il faut de la migration. Mme Merkel l’a compris, cela lui a coûté les élections, mais personne ne sait que le million de réfugiés qu’elle a accueilli a donné des résultats deux ans plus tôt que ce qui était prévu. Ils ont été formés de manière à ce qu’ils puissent contribuer au PIB dans l’avenir, or ils l’ont fait bien avant. La gauche s’est laissé piéger en disant qu’il ne fallait pas laisser les migrations à la droite, tout comme elle avait dit qu’il ne fallait pas laisser le nationalisme à la droite. Mais si, il faut laisser le nationalisme à la droite ! Il faut laisser le racisme anti-migrant à la droite et expliquer ce qui est vrai et faux, par la raison, par les chiffres, par l’histoire, par l’économie.
Mais cela est trop compliqué, puisque les formules à l’emporte-pièce de Mme Le Pen iront plus vite. Il faut pourtant se battre sur ces chapitres-là : que dire face à « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » ? C’est l’évidence même. Pourtant, la littérature a la puissance précisément de faire en sorte que les choses apparaissent à la fois dans leur complexité et deuxièmement dans leur humanité. Je vois des gens très nombreux à Nantes qui reçoivent des réfugiés chez eux, qui leur donnent des cours, au nom simplement de la fraternité humaine, et cela, c’est le roman qui peut le traduire.
Une dernière question pour faire un sort au nom de mon laboratoire, « Les Afriques dans le monde ». Vous avez une phrase définitive où vous comparez cette mode de placer le continent au pluriel au paradoxe du « demi-habile » chez Pascal : c’est-à-dire celui qui a compris qu’il y avait un écueil mais dont le détour pour l’éviter lui fait verser dans une autre impasse. Le danger de l’essentialisme, tel qu’il a été véhiculé au XIXe siècle pour l’Afrique par le discours colonial, mène aujourd’hui à pluraliser régulièrement le continent, ce que vous ne considérez pas comme une option satisfaisante non plus… Vous dites que le singulier ne doit pas se faire au nom de l’essentialisme, mais au nom d’un horizon, d’un projet, d’un chantier, un peu comme ce que vous dites de l’universel, et il s’agirait d’opérer un « remembrement » (en jouant sur tous les sens du membre et du souvenir, comme l’entend le mot anglais remembrance) du projet « Afrique ». Vous montrez à la fois que le pluriel est un obstacle épistémologique et en même temps qu’on peut concevoir une unité comme horizon.
Absolument, le singulier a une légitimité en tant que projet parce que c’est une construction qu’il faut penser à partir de plusieurs de ses avatars. Je reviens sur les différentes transformations que le projet panafricain a subies. C’est intéressant de voir qu’il est né hors d’Afrique : le panafricanisme, c’est un projet américain au départ. Son internalisation après la Seconde Guerre mondiale, avec pour l’essentiel la figure de Nkrumah, est fondamentale, mais il y eut une volonté de garder le lien avec son origine américaine, afin de conserver un monde de diaspora atlantique.
La transformation aujourd’hui du projet panafricain en projet continental – ce n’est plus l’Afrique noire et sa diaspora noire, c’est le continent avec ses populations blanches et arabes du Nord et ses populations blanches du Sud – se construit dans le pluriel. C’est là que le pluriel est important. J’ai deux petits coups de griffes en passant contre Cheikh Anta Diop : premièrement, je me moque un peu de lui avec les mathématiques puisque ce n’est pas si compliqué de traduire la relativité en wolof ! Deuxièmement, il est beaucoup plus français et jacobin qu’il ne le croit, parce qu’il veut une langue unique. Cela n’a pas de sens d’avoir une langue d’unification : pourquoi le projet devrait-il être un projet qui imite l’État-nation, c’est-à-dire d’être homogène avec une seule langue, de manière centralisée ? C’est pour cela que l’idée du « remembrement » à la Ngugi wa Thiong’o me plaît bien, beaucoup plus que cette unité pensée sur le mode jacobin.
Comme vous dites, il y a une constante dans la manière dont j’imagine les choses : à la fois un universel qui serait horizontal de traduction, et la manière dont j’imagine le projet africain du remembrement panafricain à partir du pluriel. Il y a une analogie structurelle profonde, c’est comme ça que je suis : un optimisme de l’horizon.
Un universel comme horizon.
Réalisé par Elara Bertho