Plusieurs voix autorisées s’élèvent depuis quelques mois au Sénégal des milieux politiques, des médias, de la société civile, de citoyens ordinaires, et dans une moindre mesure, de quelques chefs religieux, toutes visant à alerter d’une crise qui pourrait survenir dans le pays, et dont les conséquences seraient désastreuses, aussi bien pour le processus démocratique en cours que pour la paix civile et la stabilité du pays.
Ce climat délétère, inattendu et émaillé de violence, d’injures de toutes sortes, génère une inquiétude palpable au quotidien au sein de la population. Il a une cause unique : la question du mandat présidentiel que l’on croyait résolue dans ce pays, et qui a surgi dans l’esprit des juristes et des politiques entrainant dans leur sillage, les citoyens sénégalais. Les faits, les débats et autres mouvements politiques auxquels nous assistons dans le pays en résultent également : manifestations et contremanifestations, violence physique, violence verbale dans les discours politiques, comme à travers les médias, etc. Tout converge et s’explique par cette question.
Cette inquiétude est essentiellement née de l’ambigüité supposée de la disposition constitutionnelle sur le mandat présidentiel, s’agissant de son nombre et de sa durée. Deux points ardemment débattus par les politiques et la population depuis plusieurs mois. Il est apparu ainsi une sorte de fièvre collective inédite qui s’est abattue sur le pays, alimentée par des polémiques et controverses interminables au moment où l’on s’attendait à ce que la réflexion et les actions des acteurs politiques et économiques allaient porter sur les enjeux de développement plus cruciaux et plus urgents pour le pays.
Nul ne pouvait prévoir ou imaginer qu’une telle question – qui en réalité ne devrait soulever ni difficulté, ni débat – allait autant perturber la vie politique et sociale de ce pays réputé tranquille, stable et démocratique. On était véritablement en droit de croire que la question du mandat présidentiel était définitivement résolue par la restauration de la limitation des mandats dans la Constitution de 2001 et sa consécration au titre des dispositions intangibles par la réforme constitutionnelle de 2016.
La Constitution de 2001, toujours en vigueur, a définitivement résolu la question du nombre de mandats présidentiels qu’elle limite à deux ; la réforme de 2016 est intervenue pour davantage consolider notre démocratie en ramenant la durée de ce mandat de 7 à 5 ans et en élevant cette disposition au rang de celles qui sont intangibles. La distinction de ces deux champs, bien différents, entre le nombre maximum de mandats consécutifs que peut exercer un président de la République et la durée de ce mandat, ne souffre d’aucune ambiguïté à la lumière de la nouvelle version de l’article 27 issue de la réforme de 2016. Il est nécessaire et fondamental de les dissocier si on veut en comprendre le sens et la portée.
L’article 27 est formulé ainsi qu’il suit : « La durée du mandat du Président de la République est de cinq (05) ans.
Nul ne peut exercer plus de deux (02) mandats consécutifs ».
A la lecture de cette disposition, surgit une question de droit, celle de savoir si l’actuel président de la République, aux termes des dispositions constitutionnelles en vigueur, a la possibilité ou non de se présenter à l’élection présidentielle de 2024, après ses deux premiers mandats respectivement de 7 ans (2012 à 2019) et de 5 ans (de 2019 à 2024) ? Qu’on le veuille ou non, cette question est la cause principale et directe d’une sorte de « crainte collective » qui a gagné les acteurs politiques et la population. Elle semble être à l’origine, en grande partie, de toutes les controverses politiques actuelles. Par conséquent, la paix, la stabilité et la consolidation de la démocratie au Sénégal sont suspendues à la résolution de cette interrogation. Notre intervention rentre dans cette perspective de revenir sur ce que nous croyons juridiquement vrai et conforme à nos institutions et à nos acquis, dans l’objectif d’un retour du pays à plus de sérénité. Il est alors indispensable que cette disposition soit clarifiée.
Il faut d’abord préciser que le Conseil constitutionnel n’a pas été saisi en 2016 pour se prononcer sur le nombre de mandats – question définitivement réglée par la Constitution de 2001, doit-on encore le répéter – mais sur la durée. Autrement dit, la haute juridiction constitutionnelle devait dire si la durée du mandat ramenée à 5 ans sous l’effet de la loi soumise à son examen, peut s’appliquer immédiatement au mandat en cours de 7 ans.
Par son avis rendu le 12 février 2016, le Conseil constitutionnel, après un raisonnement minutieux en plusieurs étapes, a répondu avec précision et fermeté : le mandat de 7 ans en cours, dans sa durée, devait aller jusqu’à son terme. Il s’en est expliqué : il n’est pas possible de réduire la durée en cours de 7 à 5 ans dit-il ; le mandat de 2012 à 2019, pour sa durée, est « hors de portée de la loi de 2016 ». Cette expression ne concerne donc que la durée de ce mandat et ne porte aucunement sur le nombre de mandats déjà déterminé par la Constitution de 2001 et repris par la nouvelle loi de 2016. Ce raisonnement repose sur les deux principes, tout aussi fondamentaux, tirés de la Constitution et des situations précédentes similaires.
En effet, le juge constitutionnel, au soutien de sa démonstration, estime que la sécurité juridique et la stabilité des institutions s’opposent à ce que cette durée soit ramenée à 5 ans. Le juge fait la synthèse de son argumentaire sur ce point qu’il a d’ailleurs intitulé « de la durée du mandat du Président de la République », dans le considérant 32 dans les termes suivants :
« Considérant, en effet, que ni la sécurité juridique, ni la stabilité des institutions ne seraient garanties si, à l’occasion de changements de majorité, à la faveur du jeu politique, ou au gré des circonstances notamment, la durée des mandats politiques en cours, régulièrement fixée au moment où ceux-ci ont été conférés pouvait, quel que soit au demeurant l’objectif recherché, être réduite ou prolongée ». Il ne fait plus aucun doute que la juridiction se prononçait sur la réduction de la durée du mandat et non sur le nombre qui est une règle permanente posée depuis 2001. Il n’aurait pas été logique d’ailleurs que le Conseil constitutionnel se prononçât sur le nombre de mandats. Il n’était point nécessaire qu’il revienne préciser davantage ce qui était déjà clair et surtout acquis depuis la Constitution de 2001.
Il ressort de ce raisonnement que la durée du 1er mandat doit être dissociée du nombre de mandats et non le contraire. Ainsi et dans tous les cas, un président de la République ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs, indépendamment de la durée de ce mandat. Il en résulte que pour la limitation du nombre de mandats, la réforme de 2016 ne pose aucune règle nouvelle y relative sauf celle se rapportant désormais à son intangibilité (art. 103 alinéa 7). C’est pour cette raison d’ailleurs que le constituant de 2016 n’a pas jugé nécessaire de prévoir des dispositions transitoires en ce qui concerne le décompte des mandats. L’insertion de dispositions transitoires sur cette question précise serait superfétatoire à partir du moment où la situation transitoire sur la limitation des mandats nous semble avoir été réglée par la Constitution de 2001. En tout état de cause et à supposer que le constituant, lors de la rédaction de la loi constitutionnelle de 2016, ait volontairement ou non fait l’économie de ces dispositions transitoires et ne pas préciser si celle-ci exclut ou non le mandat de 2012 à 2019 du décompte, ne signifie pas, aux termes de la Constitution, que le président de la République a le droit de briguer un troisième mandat. Rien ne l’y oblige. Le contraire serait plus logique et plus conforme à l’esprit de la Constitution, à l’objectif recherché par le constituant, et par la bonne compréhension que l’actuel chef de l’Etat a lui-même des dispositions de l’article 27. On est même en droit de croire que ce constituant devait juger inutile d’y recourir, fort de l’idée que dans tous les cas, la règle des deux mandats était définitivement réglée par la Constitution de 2001. Si le président sortant devait malgré tout déposer sa candidature, il appartiendrait au Conseil constitutionnel – tenu lui aussi, rappelons-le car on a tendance à l’oublier, par le respect de la Constitution en tant que garant de celle-ci, comme c’est le cas pour le président de la République et pour tous les autres organes constitués de l’Etat – de faire respecter les dispositions de cet article 27 dans le sens où nous l’entendons ici.
La déclaration faite par le président de la République à plusieurs reprises selon laquelle, il ne se présentera pas pour un troisième mandat, est une exacte compréhension encore une fois des dispositions suffisamment précises du nouvel article 27 portant sur le mandat présidentiel. La clarté du texte l’y invite, de même que les multiples déclarations qu’il a faites sur son intention de respecter les dispositions constitutionnelles et de se limiter à deux mandats. Ayant déjà exercé un premier mandat de 7 ans, il ne lui reste alors qu’un second qui s’achève en 2024.
On pourrait nous rétorquer que les déclarations du président n’auraient aucune valeur juridique et que le Conseil constitutionnel reste le seul organe habilité à interpréter les dispositions constitutionnelles ; que le chef de l’Etat n’en n’est pas membre ; et par conséquent, il ne dispose pas d’un tel pouvoir. Soit ! Cela ne satisfait toutefois pas l’esprit. D’abord, sa déclaration de respecter et appliquer les dispositions de l’article 27, n’est rien d’autre que le respect de l’engagement qu’il avait pris devant le peuple sénégalais et réaffirmé dans la loi référendaire de 2016 dans laquelle, figurait cette limitation des mandats à deux.
De plus, le référendum est fondamentalement juridique et l’engagement pris par le président de la République pour faire accepter cette consultation populaire est au cœur de ce référendum. Cette déclaration de faire deux mandats est donc fondamentalement juridique ; elle est l’un des éléments les plus déterminants – si ce n’est le plus fort parmi tous ceux qui étaient proposés au référendum – auquel, les électeurs se sont fondés pour adopter ledit référendum. Reconnaître un caractère juridique et contraignant à une déclaration de cette nature, devrait être consacrée dans une disposition constitutionnelle. Cela correspondrait (enfin !) à l’une des valeurs les plus ancrées dans nos cultures et traditions : la parole donnée de surcroit par le « roi » – historiquement – ou le « chef de l’Etat » aujourd’hui. Au Bénin, l’inscription de l’expression « Les Mânes des Ancêtres » dans le serment prononcé par le chef de l’Etat rentre dans notre capacité à nous Africains, de nous approprier nos valeurs traditionnelles et les insérer dans notre corpus institutionnel au plus haut niveau. Le juge constitutionnel béninois avait annulé le serment de Mathieu Kérékou qui a eu le tort de n’avoir pas prononcé cette expression lors de sa prestation de serment.
Constitutionnaliser au Sénégal certains engagements forts comme le « Kaddu » du président de la République – qu’il appartiendra au constituant ou au juge constitutionnel d’en créer la catégorie et de la circonscrire de la manière la plus pertinente – catégorie bien évidemment très restreinte – comme un engagement juridique et constitutionnel, renforcerait matériellement le serment présidentiel qui est déjà un engagement tout aussi fort et déjà prévu par la Constitution. Dans un régime hyper présidentialisé, cela contraindrait davantage le chef de l’Etat à respecter sa parole, lorsque celle-ci porte sur des principes fondamentaux de gouvernement, tels que le principe de l’indépendance de la justice, le respect des domaines respectifs de la loi et du règlement, ou encore celui des droits et libertés fondamentaux.
Ensuite, on peut utilement s’inspirer du droit international public, et plus précisément des deux arrêts rendus par la Cour internationale de justice suite à des recours introduits auprès d’elle par l’Australie et la Nouvelle Zélande sur les essais nucléaires français sur leurs territoires par la France. La Cour s’est fondée sur plusieurs déclarations de la France, et tout particulièrement de son Président, Valérie Giscard d’Estaing, qui avait annoncé l’arrêt de tels essais, pour signifier aux deux pays demandeurs que leurs requêtes étaient devenues sans objet, la parole du chef de l’Etat pouvant être considérée comme un engagement juridique. Si nous avons la capacité de créer notre propre droit comme nous l’avons suggéré plus haut, il nous est possible également en retour, de nous enrichir d’autres expériences connues ailleurs et la parole du président de la République que la Cour a reconnue et considérée comme du droit, comme un engagement juridique, renforce notre idée. Rien n’empêche alors que l’on transpose ce principe du droit international dans notre droit interne et considérer que les déclarations faites plusieurs fois par le président de la République et par lesquelles, il affirme respecter les dispositions de l’article 27 de la loi de 2016, c’est à dire ne pas briguer un troisième mandat présidentiel en 2024, est un engagement juridique, donc pertinent et contraignant. Ces déclarations doivent être considérées comme un « pacte » devant le peuple sénégalais.
Pour toutes ces raisons, nous soutenons que le premier mandat déjà exercé par le chef de l’Etat fait partie du décompte des deux mandats depuis 2012, aux termes des dispositions actuelles de la Constitution.
Pr Alioune Badara Fall
Ancien Directeur du Centre d’études et de recherches
sur les droits africains et sur le développement institutionnel
des pays en développement (LAM-CERDRADI)