Depuis que j’ai appris la nouvelle de la tuerie de quinze personnes le samedi 6 janvier 2018 dans la forêt de Boffa par des éléments armés, j’ai le goût à rien. Le lendemain du drame, j’étais sur mon lit d’hôtel dans le quartier Kalaban Koura à Bamako, les yeux gonflés comme un ballon prêt à exploser.
Je ne pus empêcher cette pluie de gouttes transparentes de s’abattre sur mon visage dépité, pour évacuer la surdose d’émotion qui m’avait submergé toute la journée. Si j’ai décidé de coucher sur papier mon ressenti, c’est pour trouver auprès de vous quelque consolation et des raisons d’espérer que la Casamance doit, aujourd’hui plus que jamais, avancer à grands pas vers une paix définitive. Mon espoir est d’autant plus grand que je partage mon amertume avec des millions d’entre vous qui, comme moi, avaient le moral en berne à cause du drame de ce samedi qui rappelle un autre d’il y a sept ans, lorsque dix jeunes garçons du village de Diagnon, partis dans la forêt classée de Bissine pour couper des planches de bois, ne rentrèrent plus jamais chez eux. Ils ont été tous exécutés par des éléments armés dans cette forêt qui m’était familière.
J’ai passé une partie de mon enfance à Bissine. Ce village de l’Arrondissement de Niaguis se situe à l’extrême-sud de la région de Ziguinchor, à proximité de la frontière avec la Guinée-Bissau. C’était le premier poste administratif où mon père fut affecté comme agent des Eaux et forêts. Il avait 18 ans lorsqu’il débarqua dans ce village. Pour motiver la coopération des populations pour la préservation de la forêt classée de Bissine, il avait bénéficié du soutien de Bakary Dabo, un notable mandingue des plus respectés. Grâce à lui, mon papa a vite intégré cette communauté à majorité mandingue et diola, mais où d’autres ethnies – peuhls, baïnoucks, manjacques, ballantes et mancagnes – cohabitaient en parfaite harmonie. C’est dans ce microcosme multiethnique que j’ai passé les moments les plus bénis de mon enfance.
Je garde encore un souvenir vivant de Bissine, l’odeur de ses terres et la chaleur de ses habitants habitués aux durs labeurs champêtres. Je me rappelle ces vendeurs de poissons qui sillonnaient le village à vélo en scandant le refrain cocasse : Fro-fro, Niankatang boro ! (Poisson-poisson, le remède du riz blanc !). Les souvenirs de ce vécu hantent mon esprit. J’ai le désir profond de voyager dans le temps pour m’engager à nouveau avec mon groupe d’âge qui pouvait être mobilisé facilement pour des services d’intérêt public. Les habitants de Bissine ont su cultiver et maintenir le sens de la mesure, de la bonté et de l’humain. Nous avions intériorisé ces vertus qui furent gravées dans nos mémoires, comme sur un roc, au cours des différents rites initiatiques comme la circoncision.
Beaucoup d’années se sont écoulées depuis, et Bissine n’existe aujourd’hui que dans mes souvenirs. Une matinée d’octobre 1991, alors que j’avais quitté cette localité une semaine auparavant pour Ziguinchor à l’occasion de la rentrée des classes, le village se vida de ses habitants. L’armée sénégalaise y avait fait une incursion au motif que Bissine abritait des rebelles. Des amis d’enfance y perdirent tristement leurs vies ce jour-là. Mon oncle Bakary Dabo prit sa famille et mes deux frères cadets pour aller trouver refuge en Guinée-Bissau.
Ma maman était partie à leur recherche. Elle les retrouva finalement dans un petit village de ce pays frontalier, six mois après leur dispersion. J’ai appris par la suite que beaucoup de nos aînés avaient rejoint le MFDC pour venger la mort de leurs proches. Pouvait-ils comprendre à l’époque que l’épisode douloureux de Bissine n’était qu’une expression localisée d’un affrontement entre deux logiques politiques dont la portée dépassait la descente ponctuelle de l’armée et les fâcheuses conséquences collatérales que les populations ont vécues et continuent de vivre depuis l’éclatement du conflit ?
Depuis 1982, le MFDC s’est appuyé sur les frustrations cumulées des populations de la Casamance pour réclamer le droit de la région à s’autodéterminer. De son côté, l’État du Sénégal s’était affiché comme investi de la mission régalienne de préserver l’intégrité de son territoire, interdisant – au nom de l’unité nationale – toute expression politique sur des bases religieuses, ethniques, ou régionales. L’affrontement de ces deux conceptions opposées du territoire allait enfermer la Casamance dans le cercle vicieux de la violence.
Dans les années 1990, le MFDC qui venait de créer son aile militaire, Atika, a voulu appliquer la tactique de guérilla consistant à attaquer les positions de l’armée et les symboles de l’Etat, et se mouvoir ensuite au sein de la population «comme un poisson dans l’eau». En réponse, l’armée sénégalaise lui opposa une autre consistant à «tuer le poisson en empoisonnant les eaux». Ainsi, à Bissine comme dans beaucoup de villages du sud de la Casamance, les populations furent terrorisées et forcées de déserter leurs localités pour n’avoir pas dénoncé les combattants du MFDC auprès de l’armée sénégalaise. Pouvaient-elles faire autrement, si ceux qui prirent ce risque avaient payé de leur vie ?
Voilà tout le dilemme de la population civile qui était prise en otage par les deux parties. Les disparitions, les exécutions sommaires et extra judiciaires se multipliaient ; ni les militaires ni les combattants du MFDC ne respectaient les droits de l’homme. Depuis 2000, l’accalmie se généralise, mais la situation de ni guerre ni paix est vite capturée par les réseaux claniques et mafieux qui pillent les ressources dont le bois. Le coût élevé du conflit est supporté essentiellement par les populations qui, hier habituées aux braquages, n’ont aujourd’hui que leurs yeux pour pleurer lorsque leurs fils se font exécuter, comme c’est le cas des quinze personnes à Boffa. Il faut sortir de cette impasse et travailler pour une Casamance de paix dans un Sénégal uni.
L’héritage de ce vieux conflit pèse lourd sur nos épaules de natifs de la Casamance.
Mais, il n’y a personne au Sénégal qui ne porte les stigmates de cette crise dont les conséquences se manifestent parfois indirectement à travers des drames comme le naufrage du bateau le Joola, en 2002, qui avait plongé toute la nation sénégalaise dans la consternation. J’en ai eu davantage la certitude le jour où j’ai appris de ma femme qui est «nordiste» que l’ancien sous-préfet de Diouloulou, Gorgui Mbengue, qui fut enlevé et tué en 2006 par des éléments du MFDC, était l’époux de sa grande sœur (ma belle-sœur !). Son fils Limamou habite chez moi depuis 2014. Nous prenons parfois le petit déjeuner ensemble. Chaque jour que Dieu fait, sa grande silhouette de garçon souriant me convainc que les natifs de la Casamance n’ont pas le monopole de l’endurance face aux déchirures causées par cette « crise sénégalaise en Casamance ».
Après le drame de Bissine en 1991, il m’arrivait de reprendre regrettablement le discours ethno-nationaliste construit sur la distinction entre «Nous» du Sud et les «Autres» du Nord. J’accusais, à tort, tous les «Nordistes» d’être la cause de mes malheurs. Puis-je aujourd’hui en vouloir à Limamou, s’il jette l’anathème sur tous les «Sudistes» en leur tenant pour responsables de sa situation actuelle d’orphelin ? Les conflits engendrent beaucoup de haine et éloignent des gens que tout prédispose à cohabiter. Mais, lorsque vous franchissez les barrières de la haine et interagissez avec l’autre, vous vous rendez vite compte qu’il est une victime comme vous. Alors, vous cédez à toute tentation de le haïr pour apprendre à l’aimer. Vous vous initiez au pardon et vivez cette sensation d’avoir laissé tous les pires morceaux de vous-même s’accumuler dans un ballon géant que vous laissez s’envoler.
J’ai vécu cette sensation lorsque j’ai décidé de me réconcilier avec moi-même et avec les autres, car une vie vécue sans pardon est une vie vécue dans le passé.
Lorsqu’en 2000, j’ai débarqué à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) où je fus orienté au département de sociologie, mes interactions avec des amis du nord et des autres régions du pays m’ont fait comprendre qu’on ne peut pas réduire un être humain à sa religion, son ethnie ou sa région. Les difficultés pédagogiques et sociales auxquelles j’étais confronté en tant que jeune étudiant casamançais n’étaient pas différentes de celles que tout autre étudiant sénégalais à l’UCAD rencontrait. Ces difficultés nous avaient tous poussé à nous rabattre sur des formes de solidarité à travers les associations religieuses, culturelles, régionales ou syndicales. Mais, ce besoin d’identité ne devait nullement pousser à l’enfermement. C’est pourquoi j’ai pris mes distances avec certains groupes d’étudiants de la Casamance qui avaient tendance à établir des barrières culturelles avec les autres. J’ai préféré m’élever au-dessus de la mêlée et aller à la rencontre d’une grande cause qui intégrait la question Casamançaise.
J’ai cheminé dans le mouvement étudiant avec des camarades qui partageaient avec moi la conviction que le problème du Sénégal, c’est le système politique installé depuis les indépendances. Ce système est au service d’une petite caste d’élites qui se «foutent» éperdument du sort du petit peuple et de la périphérie dont la Casamance fait partie. Il fallait que les «have-not» comme nous fassions cause commune pour élargir l’horizon de notre futur commun. En 2006, j’ai rejoint le Mouvement citoyen de Penda Mbow et, avec des amis, nous avions participé à faire de la recherche de la paix en Casamance une activité-phare de notre collaboration avec la Fondation Konrad Adenauer.
Nous étions rejoints dans cette aventure par les membres de l’ancienne troupe théâtrale du lycée Djignabo de Ziguinchor, Totok («Ça suffit» en diola), dont les prestations sur la situation en Casamance me font fondre en larmes. Elles font défiler dans ma tête le film des drames passés et les témoignages poignants que j’ai entendus lors de mes enquêtes de terrain dans le cadre de mes mémoires de maîtrise et de DEA, respectivement sur «les ONG dans la reconstruction post-conflit» et «la problématique des mines anti-personnel» dans la communauté rurale de Niaguis. J’ai rencontré des déplacées, des veuves cheffes de familles et sans soutien, des victimes des mines, des orphelins de la guerre, des jeunes ruraux inactifs et pliant sous le poids de la pauvreté.
Ces hommes et femmes ne méritaient pas ce sort. Entre 2006 et 2008, j’ai passé mon temps à partager cette conviction. J’animais des conférences sur le développement de la Casamance sur invitation des différentes associations d’étudiants de la région. En septembre 2009, lorsque les hostilités ont repris, j’ai créé avec des amis le Collectif des Jeunes pour la Paix et le Développement en Casamance qui regroupait plusieurs présidents de structures d’étudiants de la région. Ce collectif a répondu à l’invitation au palais du président Abdoulaye Wade qui avait demandé aux cadres du Sud de s’impliquer dans la résolution du conflit. Certes, le Collectif n’a pas survécu suite à mon départ pour les Etats-Unis en 2010 pour faire une thèse, mais les raisons qui avaient motivé sa création sont encore manifestes. La tuerie du samedi 6 janvier vient nous le rappeler.
Lorsqu’en 1947, Emile Badiane, Ibou Diallo et d’autres fils de la Casamance ont créé (sans arrière-pensée sécessionniste) le MFDC originel à Marsassoum (Sédhiou), c’était dans l’optique d’en faire un instrument d’intégration et combler le vide politique créé par l’enclavement de la région Sud. En 1982, une autre génération avait pris comme prétexte la sédimentation des frustrations des populations pour prendre les armes et réclamer l’indépendance de la Casamance. Mais, la situation en région est-elle meilleure après trente ans de conflit armé? L’heure est venue pour la jeunesse du pays de dire de quel destin elle veut pour elle et pour la Casamance. Nous pouvons sortir du cercle vicieux actuel si nous acceptons d’explorer une troisième voie en dehors de l’oppression du système de gouvernance actuel et de la désastreuse solution militaire prônée par le MFDC pendant trois décennies.
Je lance un appel aux frères du maquis pour leur dire qu’il n’y a pas de destin forclos. Nous pouvons faire cause commune si vous déposez les armes pour travailler avec la jeunesse du pays autour d’une alternative permettant à la Casamance de gagner plus dans la paix que dans la guerre. Nous pouvons conclure ensemble un nouveau contrat social qui fera avancer la région vers une paix durable. La Casamance est comme cette mère que nous avons en commun et que nous aimons profondément. Nous pouvons nous retrouver pour panser ses blessures causées par tant d’années de guerre. Et le jour où elle recouvrera sa santé et la paix dans un Sénégal uni, elle nous accueillera maternellement dans ses bras ouverts pour que nous y pleurions de joie !