Il n’y a pas mot plus galvaudé dans le langage officiel ou non officiel que celui d’homme d’Etat. On l’emploie pour toute figure ayant occupé de hautes fonctions étatiques. Qu’elle ait renié le crédo à l’origine de son engagement politique pour effectuer par intérêt la «transhumance» ou qu’elle ait laissé derrière elle un bilan peu flatteur après son passage au gouvernement. C’est oublier que le décodage de la notion ne se limite pas à son sens littéral ; celle-ci a un versant moral. Outre la fonction exercée au niveau le plus élevé, l’homme d’Etat se distingue particulièrement par la haute idée qu’il a des obligations souvent non écrites découlant de sa charge publique.
Il s’astreint sans faillir au devoir de réserve que tout agent public s’impose sans considération de rang par respect déontologique. Il a en permanence à l’esprit qu’il est au service de la Nation et non le représentant d’une composante de celle-ci. Il se garde d’assimiler le bien collectif à un objet de son propre patrimoine. L’homme d’Etat hanté par l’immensité des devoirs découlant de la confiance placée en lui directement ou indirectement par le peuple souverain sort du statut de citoyen ordinaire comme pour enfiler un habit sacerdotal. Il est, à tous égards, un symbole de dignité.
L’ancien Président du Conseil Mamadou Dia a, jusqu’à son «suicide» politique du 17 décembre 1962, reflété cette image du dirigeant intègre, intransigeant sur les principes devant sous-tendre l’action gouvernementale et publique en général. Pour lui l’Indépendance signifiait pour la communauté nationale l’accès à l’âge de la maturité politique pour assumer et construire dans la responsabilité son destin. Ce fut le sens de son engagement auprès de Léopold Sédar Senghor avec qui et certains autres compagnons de la première heure il parcourut la «brousse» pour implanter le BDS devenu l’UPS et plus tard le PS.
Vice-président du Conseil de gouvernement durant la période de l’autonomie interne, il s’était distingué notamment par son esprit de méthode en missionnant l’équipe du Père (dominicain) Louis Lebret pour les études socio-économiques ayant précédé le premier plan quadriennal de développement. Partisan du socialisme autogestionnaire, il prit une part active à l’extension et à l’approfondissement du système coopératif en milieu rural.
Le patriotisme du premier Premier ministre de la République s’est vérifié notamment en deux circonstances très graves qui avaient appelé une grande fermeté sans laquelle l’image du Sénégal aurait été renversée. La première était née de ce que l’on pourrait appeler la crise de Dakar. C’était à la veille de l’Indépendance. Au Grand Conseil de l’AOF, des députés de certains territoires du groupe avec comme chef de file Fily Dabo Sissoko du Soudan posaient le problème du statut de Dakar capitale fédérale dont la réalisation des infrastructures très importantes à cette époque avait requis, il faut l’admettre, des investissements de la fédération.
Ils souhaitaient la doter d’un statut d’exterritorialité. Senghor et Dia leur firent entendre sans ambages qu’ils pouvaient déplacer ailleurs la capitale, mais qu’en aucun cas Dakar ne serait détachée du reste du Sénégal. La seconde crise était celle ayant fait éclater la fédération du Mali. Devant le manque de parité dans le processus de nominations aux grades des hauts officiers de l’armée plus favorable aux militaires originaires de l’ex-Soudan français, Senghor et Dia alors Vice-président de la Fédération marquèrent leur désapprobation à leur partenaire Modibo Keïta. Ainsi se séparèrent les deux pays.
Celui dont les derniers compagnons politiques beaucoup plus jeunes ont fait leur Maodo ne semblait pas préoccupé par la recherche de la popularité. La confiance de son leader lui suffisait pour oser aller "au charbon". Aussi eut-il, non sans raison, mal pris l'accusation de coup d'Etat. C'était inimaginable dans sa tête. En interdisant aux députés de siéger pour la motion de censure, il pensait de bonne foi agir au nom de l'intérêt public. Il avait dans son Adn le sens du devoir et de la responsabilité. Pour effrayer l’opinion, ses adversaires le présentaient dans le secret des cabinets comme un probable leader du genre de l’intraitable Sékou Touré.
Il me fut donné de le rencontrer un jour au pavillon Brévié de l'hôpital principal de Dakar. C'était bien après son séjour carcéral à Kedougou. Il était très remonté contre le personnel soignant qui avait négligé la prise en charge d'une urgence. Il pestait comme au temps où, droit dans ses bottes, il surveillait à l'entrée du Building administratif l'heure d'arrivée des fonctionnaires. Et les retardaires savaient qu’ils devaient subir en guise de sanction une retenue à la source du temps de travail non effectué. Le Président Dia se faisait une grande idée du service public et de l'Etat.
Lorsqu'il occupait avec sa famille la résidence de la Médina, aujourd'hui transformée en centre culturel Douta Seck, il scolarisait ses enfants non pas en France ou dans les écoles prestigieuses du Plateau de Dakar, mais à l'école des garçons du quartier populaire de Médina dirigée alors par M. Camara (père du célèbre footballeur Louis Babacar Camara). Un seul "garde de cercle" tenait le fils du Président du Conseil par la main, et, il avait pour consigne de ne pas dépasser le portail de l'école que gardait le sévère Vieux Gadio.
Avec une vie menée dans la simplicité, le Président Dia ne pouvait pas faire un bon ménage avec les partisans, nombreux dans la société sénégalaise, de l'indépendance cha-cha. Il les dérangeait dans leurs tentations ostentatoires et le goût du gaspillage. L'histoire lui a donné raison car ce sont ses adversaires ad hominem qui ont coulé le système financier des années 1960, notamment la BNDS qui était la clé de voûte du système économique national.