Je ne vous connais pas autrement que par votre trajectoire et les réflexions éclairées dont vous faites bénéficier vos lecteurs depuis plusieurs années. Par ailleurs, je me sens obligé, aujourd’hui, de vous écrire à propos d’une sortie dont l’irresponsabilité et l’absence d’empathie m’ont sidéré. Je me permets donc de vous appeler à plus de retenue dans vos analyses sur la crise casamançaise, car il me semble qu’avec votre rhétorique belliciste, vous allez finir par rejoindre le camp des vautours et des fossoyeurs qui ont fait tant de mal à notre terre. Je ne vous prête pas d’intention maligne et je suppose que votre attitude de va-t-en guerre résulte davantage de l’ignorance du contexte et d’une culture sénégalaise bien condescendante et méprisante dès qu’il s’agit d’analyser la différence.
Puisque nous en sommes au «Faut-kon-Yaka», je commencerai par une proposition aussi absurde que la vôtre. Seriez-vous prêt à vous engager personnellement, pour aller combattre dans le maquis ou offrir à nos soldats votre expertise stratégique sur le terrain ? Vous me répondrez non évidemment, puisque vous n’avez pas les compétences militaires pour cela. Et je vous dis justement parce que vous n’avez pas les compétences militaires ou stratégiques pour parler de la militarisation de la Casamance, vous devriez peut-être laisser aux militaires le soin de parler d’armes et de bombardements en Casamance. Gageons qu’aucun officier sénégalais digne de ce nom et conscient de sa mission ne vous suivrait dans vos élucubrations.
Je retiendrai donc en premier le manque de profondeur de votre réflexion, et c’est le moindre des griefs que je vous adresse. Vous m’avez donné l’impression de répercuter, dans votre éditorial, une discussion de comptoir avec un deuxième-classe prétentieux vous assurant que si les politiques leur laissaient le terrain, ils règleraient le conflit. Je vous attendais sur un autre terrain. Celui d’une analyse basée sinon sur une connaissance historique du contexte casamançais, au moins sur une enquête sur place. Hélas !
En plus de vos propos farfelus, et c’est là le plus grave, je suis sidéré par votre cynisme. Les stratèges militaires, que vous semblez admirer, présentent l’option violente comme la dernière des extrémités. Comment osez-vous alors appeler de vos vœux une guerre qui, en réalité, a déjà constitué le quotidien des Casamançais pendant de longues décennies ? Où étiez-vous Monsieur Seck lors des batailles de Bambadinka, de Badem, de Youtou-Effok, de Babonda, de Kaguit… des noms à l’évocation si douloureuse dans la mémoire des Casamançais ? Pensez-vous sincèrement que la force a été omise dans cette région, l’une des rares de l’histoire du Sénégal à avoir été confiée à un gouverneur militaire et où la grande majorité des pertes humaines a justement eu lieu pendant ces années de guerre ? Savez-vous ce qu’ont enduré et endurent encore les populations du sud (les dégâts causés par les mines anti-personnelles sont encore visibles) ? Y a-t-il, ailleurs dans le Sénégal, une telle présence militaire, autant de morts, d’estropiés, d’orphelins, tous victimes directes d’une guerre que vous semblez minimiser ? Avez-vous idée du niveau de contrôle que subissent ces populations (check-points à tous les axes routiers, contrôles d’identité) ? Je ne connais pas votre définition de l’état de guerre, mais je vous signale que ce que les Casamançais vivent, depuis plus de trente ans, n’en est pas loin. Et c’est une personne qui a payé le prix du sang en Casamance qui vous écrit.
Un peu de réflexion vous aurait évité de sortir autant d’inepties sous couvert de connaissance de l’histoire militaire. Monsieur, il ne suffit pas de redémarrer une guerre pour éradiquer une rébellion. Cela est faux ! Surtout en Casamance. Faux, parce que ce que la Casamance est une géographie particulière. Faux, parce qu’une guerre suppose un ennemi visible et localisable, sauf si vous versez à votre compte des dommages collatéraux inestimables. Faux, parce qu’une guerre éclair est impossible lorsqu’on ne maîtrise pas le théâtre d’opération et les systèmes d’alliances dans une région. Allez donc demander aux Américains en Afghanistan et au Vietnam. Et ce n’est pas faire injure à l’armée sénégalaise de dire qu’elle est loin d’avoir les mêmes moyens. Nous savons qu’aucune armée africaine n’a l’équipement et la logistique pour « nettoyer » une zone aussi hostile que la forêt de Casamance. Et vous avez tort de penser que les seuls soutiens du MFDC sont en Gambie. Enfin, votre point de vue est faux, parce que la violence politique est un cycle qu’une victoire sur le terrain ne referme pas nécessairement. Ne sous-estimez pas, Monsieur, les raisons qui poussent des hommes à renoncer à tout pour s’enterrer dans le maquis pendant des décennies. Ces hommes-là sont animés par autre chose que des raisons bassement matérielles, comme vous le sous-entendez. A tort ou à raison, ils ont la foi. Cela vous échappe peut-être, comme cela échappe à beaucoup de nos compatriotes.
Il y a une grande différence entre théoriser sur la guerre dans le confort de son canapé et la vivre. Vous vous targuez d’avoir couvert des conflits dans le monde et c’est ce qui forge votre conviction à appeler au meurtre des populations ? Je vous défie de démontrer dans quelle mesure l’option militaire a permis de mettre fin aux conflits libériens et angolais. Tout comme je vous défie de démontrer que la négociation a été privilégiée en Casamance au détriment de la solution armée pendant les décennies qu’a duré ce conflit. Oubliez-vous qu’au Libéria, un rebelle, Charles Taylor, avait fini à la présidence ? Que la démobilisation des factions s’est faite sous l’égide de la Minul ? Combien d’années la guerre totale a-t-elle duré en Angola ? Voulez-vous encore un cycle de vingt ans de violence en Casamance ? Sérieusement, Monsieur Seck, quel est donc votre sens de l’histoire ?
Je vous citerai d’autres exemples que Liberia et à l’Angola que vous mentionnez, me semble-t-il, avec beaucoup de mauvaise foi en taisant les négociations parallèles et les interventions onusiennes. Je vous parie que de nombreux Syriens, Irakiens, Libyens ou Afghans, préfèrent leurs pays avant les interventions salutaires à ce qu’ils sont devenus après celles-ci. Plutôt que de citer à la cantonade et souvent hors contexte des auteurs célèbres, je vous suggèrerais volontiers quelques lectures, à commencer par Machiavel dont je vous renvoie à la lecture du Discours sur la première décade de Tite Live. Parce que comprendre Machiavel, c’est aussi comprendre que la force n’a de sens qu’en tant que menace, surtout lorsqu’il s’agit pour l’Etat d’user de la violence interne. Je vous suggère des auteurs moins ardus et plus pragmatiques sur la question qui nous occupe : Jean-Claude Marut (Le conflit de Casamance), Oumar Diatta (Casamance, Essai sur le destin tumultueux d’une région), ou Xavier Diatta (La Crise Casamançaise racontée à mes enfants). Ils ont le mérite de s’appuyer sur une vraie recherche et une connaissance du terrain.
La solution à cette crise, si elle existe, est peut-être dans cet appel à la liberté d’expression que vous évoquez. Que dans le contexte sénégalais, même l’on considère cela comme un contresens, on puisse quand même souffrir qu’il y ait des voix réclamant l’autonomie de la Casamance. Parce qu’au nom de cette liberté que vous évoquez, le débat sur la Casamance doit pouvoir se faire avec des arguments et sans craintes de répression et de procès en sorcellerie. Tant que les Sénégalais, tranquilles dans leur supériorité morale, continueront à traiter de sauvages les indépendantistes, les conditions pour la paix ne seront pas réunies.
Je vous demanderai enfin, cher Yérim, si c’est par sadisme ou par ironie que vous avez exprimé votre « plaisir » de lire un éditorial qui appelle au massacre d’une « lumpen-army», qui constitue une grande partie de ce que vous appelez la rébellion. Ils ne portent pas les armes par cupidité, ils ne trafiquent pas du bois, ils ne cultivent pas de chanvre. Ils croient en quelque chose. Ils sont prêts à mourir pour leurs terres, leurs fétiches, leur sol. Et cela, cher Yérim, vous n’avez aucune idée de ce que cela représente.
MALICK NDIAYE
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