Les magistrats ressuscitent les fonds communs

JUSTICE
Mercredi 22 Avril 2020

Les membres de l’Union des magistrats sénégalais ont élaboré un projet de loi qu’ils veulent proposer à la signature du chef de l’Etat et qui vise à instituer un «fonds d’équipement et de motivation de la justice judiciaire». Ledit fonds, qui devrait être alimenté par les amendes prononcées par les Tribunaux, servirait à leur fournir des ressources supplémentaires, en plus de leurs salaires. Un décret similaire, signé par Wade à la fin de son pouvoir, avait été abrogé par Macky dès son élection. Cela ne semble pas décourager les collègues de Souleymane Téliko.

Les magistrats sénégalais veulent se payer sur la bête. En d’autres termes, ils veulent recevoir une prime sur toutes les amendes qu’ils seraient appelés à fixer à des justiciables en cas de condamnation. A l’initiative de l’Union des magistrats sénégalais (Ums), un projet de décret a été déposé depuis le début de ce mois de mars, au cabinet du ministre de la Justice, pour être étudié et préparé à la signature du président de la République.
 
Le décret en question, censé instituer un «Fonds d’équipement et de motivation de la justice judiciaire», viserait, selon ses initiateurs, à «contribuer à la modernisation de la justice et à l’amélioration des conditions de travail de ses acteurs-clés que sont les magistrats, en permettant le renforcement des équipements et une meilleure prise en charge de certains besoins, notamment en documentation technique ou en formation». C’est du moins ce qu’affirme le rapport de présentation du projet de texte.
 
Et pour mieux séduire l’autorité politique, en ces temps de fortes dépenses dues à la pandémie du coronavirus et qui ne doit pas voir d’un bon œil de nouvelles dépenses, les magistrats assurent, concernant ce fameux fonds, que «son instauration est d’autant plus opportune que la nouvelle orientation désormais donnée aux peines d’amendes et à leur recouvrement implique qu’elle n’entraîne pas de charges supplémentaires pour l’Etat qui, au contraire, grâce au relèvement du niveau de recouvrement, en tirerait un avantage certain en termes de ressources, de même que tout autre bénéficiaire de pourcentage sur les amendes prononcées».
 
En réalité, une lecture du texte en projet démontre très clairement que les magistrats sénégalais prêchent d’abord pour leur paroisse. L’argent des amendes qu’ils seraient amenés à prononcer va principalement alimenter le fonds en question, de même que les «consignations faites pendant l’instruction, lorsqu’elles sont devenues définitivement acquises au Trésor public, à l’exception de celles faites en raison des détournements des deniers publics». Il y a aussi les droits de chancellerie payés par les bénéficiaires des décrets de naturalisation qui vont alimenter ledit fonds.
 
L’article 3 du projet indique que «les ressources du fonds d’équipement et de motivation de la justice judiciaire sont affectées aux dépenses d’équipement des Cours et tribunaux et à la motivation des magistrats de ce corps». L’article 6 indique que la part réservée à la motivation des magistrats leur est allouée sous forme de primes payées chaque trimestre. Ladite quote-part «ne peut être inférieure à la moitié des ressources du fonds» et est fixée par arrêté du garde des Sceaux. Et si la part réservée aux dépenses d’équipement est excédentaire à la fin de l’année, le solde peut être réaffecté à la motivation des magistrats.

Fortes similitudes
 
Ce texte préparé par l’Ums rappelle étrangement le décret 2011-1929 du 1er décembre 2011, signé par le président Abdoulaye Wade, et qui instituait le Fonds commun des magistrats. Le texte en question avait, dans son rapport de présentation, pour objectif de «permettre l’allocation de revenus additionnels aux magistrats bénéficiaires». Ce Fonds commun des magistrats y est comparé à ceux qui existent pour les fonctionnaires des ministères de l’Economie et des finances, ainsi que du Commerce. Il s’agit par ailleurs, selon le texte, «de doter les magistrats de moyens adéquats de travail et de leur assurer des émoluments de nature à les mettre à l’abri du besoin et des sollicitations». Et comme son successeur, le Fonds commun devait être alimenté par «les amendes criminelles, correctionnelles ou de police, ainsi que des confiscations prononcées par les Cours et tribunaux en toutes matières…», et d’autres sources pareilles à celles du Fonds d’équipement et de motivation de la justice judiciaire.

Cantinisation de la justice
 
Dès son arrivée au pouvoir, le Président Macky Sall avait fait son sort au Fonds commun des magistrats en abrogeant par décret 2012-904, du 30 août 2012, le décret qui l’instituait. Le ministre de la Justice, garde des Sceaux de l’époque, Mme Aminata Touré, dans son rapport de présentation, indiquait que «l’intéressement des magistrats aux produits des amendes et des confiscations qu’ils prononcent eux-mêmes pose un sérieux problème d’éthique». Y aurait-il quelque chose de changé depuis lors ?
 
Et pour ce qui concerne la situation de «précarité» dans laquelle vivraient les magistrats sénégalais, à lire leur traitement, il y a certainement beaucoup de fonctionnaires, des enseignants et même de médecins qui souhaiteraient connaître les mêmes niveaux de dèche. Déjà à l’époque du Président Wade, les magistrats avaient décroché de ce que certains ont appelé «un décrochage exceptionnel par rapport à la grille salariale de la Fonction publique. Leur indemnité de judicature était passée de 150 mille à 800 mille francs Cfa en 2006, et leur indemnité de logement doublée. Fonction­naires de la hiérarchie A1, ils ont le salaire le plus élevé de la Fonction publique. Cela, sans compter d’autres avantages en fonction des responsabilités de chacun».
 
Dès 2011, Le Quotidien pouvait établir que les magistrats sénégalais ne pouvaient rougir de la comparaison par rapport à leurs collègues de plusieurs pays d’Afrique et même d’Europe. Et les choses n’ont pas réellement changé depuis. On comprend donc qu’en 2012, l’un de leurs, l’ancien président de l’Ums, Aliou Niane, ait pu dénoncer le Fonds commun des magistrats, en déclarant que «c’est une forme de cantinisation, de mercantilisation de la justice».
 
La crainte à l’époque, comme aujourd’hui, est que les juges prononcent des peines, non pas en fonction des crimes et délits, mais plutôt en fonction des ressources qu’ils espéreraient tirer des personnes condamnées. On risquerait alors de voir les magistrats privilégier leurs propres intérêts, au détriment de la justice. La question est de savoir si Macky Sall en viendra aujourd’hui à renier sa décision d’il y a 8 ans.
 
Le Quotidien