C’est un mystère insondable dont les spécialistes trouveront sans doute un jour la clef. Ils pourront peut-être nous expliquer alors par quel miracle, quelle opération du Saint Esprit, un pays aussi peu travailleur que le Sénégal peut avoir un taux de croissance de son économie parmi les plus élevés du continent ! Ce, année après année.
A côté de l’Ethiopie, de la Côte d’Ivoire, du Rwanda, en effet, cette Nation bénie des dieux et qui, comme la cigale de la fable passe le plus clair de son temps non pas à chanter mais à faire de la politique — si ce n’est à organiser des gamous et des magals — a l’une des économies les plus dynamiques du continent. Cherchez l’erreur ou donnez-nous l’explication de ce mystère qui nous laisse perplexes. Frôlant les 7 % ces deux dernières années après avoir augmenté régulièrement depuis l’année de grâce 2012, le taux de croissance de l’économie nationale ferait pâlir de jalousie ailleurs, dans le monde industrialisé occidental notamment, où une croissance de 1 % seulement est perçue comme quelque chose d’extraordinaire et 2 % quasiment de miraculeux. Et voilà que nous, pays pauvre sans pratique- ment aucune ressource naturelle — mais si, mais si nous disposons de pétrole et de gaz mais qui ne seront exploités qu’en 2021 au plus tôt —, réussissons les doigts dans le nez et pratiquement en chantant comme la cigale de La Fontaine... à monter sur podium africain de la performance économique ! C’est bien simple d’ailleurs, nous sommes déjà un pays émergent.
Etonnant quand on sait que, par exemple, le pays ne travaille pas depuis pratiquement six mois ! Tout le monde sait que depuis qu’il a été dit que les candidats à la présidentielle devaient présenter des parrains représentant entre 0,8 et 1 % du corps électoral, et pour donner au président de la République sortant les plus de 3 millions de parrains qu’il s’était fixé comme objectif, tout ce que le pays compte comme ministres, directeurs généraux d’administrations centrales ou de sociétés, dirigeants économiques et autres décideurs s’était lancé à la chasse aux signatures. Abandonnant bureaux et sociétés, laissant en souffrance parapheurs et dossiers, tout ce beau monde s’était enfoncé dans le Sénégal des profondeurs.
Bien sûr, le pays avait été paralysé, aucune décision d’importance ne s’étant prise durant cette période. Cette crème de l’administration n’avait repris le travail — si on peut dire — que pendant quelques semaines le temps de préparer la campagne électorale. Laquelle a été une nouvelle occasion de déserter les bureaux pour aller prêcher la bonne parole, préparer l’accueil du candidat-président et convaincre les populations de faire le bon choix. Cela ayant été fait le 24 février dernier et le président réélu ayant eu la mauvaise idée — c’est la Constitution ou le Code électoral qui le lui impose paraît-il— de ne prêter serment que le 02 avril prochain, voilà le pays tout entier mis en vacances forcées. Dans les ministères ou dans les di- rections, on fait ses cartons soit pour migrer vers une autre « station » soit pour prendre la porte.
En attendant, tout est de nouveau paralysé et on expédie les affaires courantes à tous les niveaux. Autrement dit, les dossiers les plus importants attendent l’arrivée des futurs ministres ou des futurs directeurs. Investisseurs internationaux et opérateurs économiques locaux sont en stand-by car il n’y a pas d’interlocuteurs ou alors nul ne veut traiter avec un responsable dont on n’est pas sûr qu’il restera en poste après le 04 avril prochain. Quant aux fournisseurs, ils sont priés d’attendre l’installation de la nouvelle équipe pour espérer recevoir leurs règlements.
Bref, le pays ne travaille pas et il suffit de faire un tour dans les grands chantiers de l’Etat pour s’en convaincre. Là si les travaux ne sont pas arrêtés, ils sont très, très, très au ralenti. En réalité, le seul secteur qui carbure très fort en ce moment, c’est celui du maraboutage ou du charlatanisme, les responsables de la coalition au pouvoir dépensant des fortunes pour entrer au gouvernement ou y rester. Ou pour obtenir diverses sinécures. Au plus tôt, le pays ne pourra espérer se remettre au travail qu’en fin avril, le temps que le nouveau gouvernement soit formé et que les ministres qui le composeront prennent connaissance de leurs dossiers.
Quand on aime Dieu, on ne compte pas le nombre de jours de fêtes !
Là encore, manque de pot puisque, à peine trois semaines après, le Ramadan va s’installer. C’est un mois durant lequel, c’est bien connu, la productivité des Sénégalais atteint des sommets ! Défense de rire. Et en juin, c’est théoriquement les vacances mais, c’est sûr, le Gouvernement ne va pas pousser le ridicule jusqu’à en prendre. Sauf que les partenaires inter- nationaux du Sénégal, eux, feront relâche après avoir travaillé comme la fourmi industrieuse de la fable. On ne sera pas au bout de nos peines pour autant puisque les élections locales se tiendront en décembre. Et bien sûr, il faudra les préparer sérieusement, battre campagne, investir le terrain au moins trois mois avant l’échéance.
Si on retranche tout cela du calendrier, force aura été de constater que, durant cette année 2019, les Sénégalais n’auront pas beaucoup travaillé. Nous vous faisons grâce, bien sûr, des dizaines de magals, gamous et autres ziars qui seront autant de prétextes légitimes à s’absenter. Sans compter que nous avons l’excellente habitude de jouer les prolongations à l’occasion des plus grandes fêtes musulmanes de l’année. Les musulmans du monde entier célèbrent la Tabaski et la Korité en une seule journée ? Eh bien, pour montrer à Dieu à quel point nous l’aimons, nous fêtons la Tabaski pendant trois jours et la Korité sur la même durée. Les autres voient une seule lune ? Nous, nous en voyons trois !
En dépit de tout cela, pourtant, au début de l’année prochaine, lorsqu’il s’agira de tirer le bilan de 2019, et au moment où les organismes internationaux livreront leurs chiffres et autres classements, on nous dira que le Sénégal a encore battu un record de croissance économique ! C’est pourquoi, je le répète : il faudra bien qu’un jour, les chercheurs mondiaux les plus réputés nous expliquent comment se peut-il qu’un peuple aussi tire-au- flanc, aussi flemmard — aussi fêtard aussi —, un peuple qui musarde et a un rapport aussi lâche avec le travail, se retrouve pourtant chaque année parmi les champions de la productivité et les stakhanovistes du continent !
Et puis, si le Sénégal fait partie des pays où l’on travaille le plus en Afrique, on doit plaindre assurément ceux supposés traîner les pieds voire carrément paresseux. Encore une fois, ces taux de croissance mirifiques de notre économie nous laissent songeurs. A moins que, bien sûr, pour parodier ce bon M. Jourdain du « Bourgeois gentilhomme » de Molière, nous ne travaillions sans le savoir ! La magie des chiffres faisant le reste...