En avril 2018, le philosophe Souleymane Bachir Diagne publiait dans la revue Chimurenga de Cape Town un article en anglais intitulé ‘’In the Den of the Alchemist’’. ‘’L’antre’’ en question, c’est le laboratoire de Carbone 14 de l’IFAN où ‘’l’Alchimiste’’ – Cheikh Anta Diop – solitaire et quasi halluciné, n’en finit pas de se demander pourquoi diable le réel refuse de se plier à ses injonctions. L’exercice est délicat mais Bachir, se gardant de toute hostilité manifeste, sait s’imposer une distance ironique. Cela ne l’empêche ni de se laisser surprendre par des accès de tendresse ni de frôler par moments le dénigrement pur et simple. C’est le cas lorsqu’il dénie à l’auteur de Nations nègres et culture, la paternité du laboratoire de Carbone 14 conçu, nous dit-il, par Théodore Monod et concrètement mis en place par Vincent Monteil ; le philosophe rappelle surtout la mention ‘’honorable’’ – disqualifiante – ayant sanctionné la thèse de Diop en Sorbonne, sans un mot sur le contexte idéologique et politique de cette soutenance très particulière.
Bachir Diagne vient d’en remettre une louche au détour d’un entretien daté du 2 juillet 2010 avec une universitaire du nom de Elara Bertho. Voici, pour ceux qui ne l’auraient pas lu, ce qu’il y déclare : “J’ai deux petits coups de griffe en passant contre Cheikh Anta Diop : premièrement, je me moque un peu de lui avec les mathématiques parce que ce n’est pas si compliqué de traduire la relativité en wolof ! Deuxièmement, il est beaucoup plus jacobin et français qu’il ne le croit parce qu’il veut une langue unique. Cela n’a pas de sens d’avoir une langue d’unification : pourquoi le projet devrait-il être un projet qui imite l’Etat-Nation, c’est-à-dire être homogène avec une seule langue, de manière centralisée ?’’
On peut s’étonner de voir tourner ainsi en dérision, soixante-cinq ans après la publication de Nations nègres et culture, les efforts de Cheikh Anta Diop pour démontrer l’égale capacité d’abstraction de toutes les langues du monde, y compris du wolof. Diop a simplement voulu prouver par ces traductions tous azimuts – ‘’La Marseillaise’’, un résumé de la théorie de la relativité d’Einstein, un extrait d’Homère, etc. - que, très précisément, ‘‘ce n’est pas si compliqué que cela’’, pour reprendre l’expression un rien sarcastique de Bachir Diagne. Il est curieux que le sens de cet exercice lui ait échappé ; il s’agissait pour le grand savant de dire, sans puérile fanfaronnade, aux jeunes chercheurs africains : ‘’si j’ai réussi à traduire en wolof tel texte supposé être d’une farouche abstraction, c’est parce qu’il n’y a rien de plus facile, faites-le vous-mêmes dans vos propres langues !’’ Le moins que l’on puisse dire donc, c’est qu’en s’essayant pour une fois à l’humour, Souleymane Bachir Diagne a enfoncé une porte ouverte. Aurait-il voulu suggérer que la belle réputation de Cheikh Anta Diop est largement surfaite qu’il ne s’y serait pas pris autrement.
Le fait que l’on ne soit pas de l’avis de tel ou tel penseur ne saurait bien évidemment avoir rien d’anormal ou de choquant. Du reste, Cheikh Anta prisait tout particulièrement le débat contradictoire. Très souvent attaqué de son vivant, parfois avec une violence chargée de haine, il a toujours mis un point d’honneur à réagir en nommant l’un après l’autre ses détracteurs (Réponse à quelques critiques) afin de mettre à nu leur malhonnêteté intellectuelle ou leur ignorance ; de même n’a-t-il pas hésité à faire face, en compagnie de Théophile Obenga, aux plus éminents d’entre eux au ‘’Colloque du Caire’’ dont il avait formellement exigé la tenue en 1974.
Mais au moins ces contradicteurs marquaient-ils clairement leur désaccord. On ne peut en dire autant de Bachir dont l’élégant badinage ne formule jamais rien de précis sur le travail de Cheikh Anta Diop. Cette prudente réserve est un véritable tour de force puisque In the Den of the Alchemist est, à ma connaissance, le seul texte qu’il ait jamais consacré à Diop.
Il aura fallu attendre sa discussion avec Elara Bertho pour l’entendre exprimer sans ambiguité une divergence de vue avec l’auteur de Civilisation ou barbarie à qui il reproche de prôner une langue unique. Ce volet de l’interview est le bienvenu en ce qu’il offre une intéressante possibilité d’échange. On fera tout d’abord remarquer que l’accusation faisant de Diop l’avocat d’une langue unique est, pour dire le moins, infondée. Voici en effet ce qu’il écrit à ce sujet dans Nations nègres et culture (Pp 405-406) : ‘’On oublie… que l’Afrique est un continent au même titre que l’Europe, l’Asie, l’Amérique ; or, sur aucun de ceux-ci l’unité linguistique n’est réalisée ; pourquoi serait-il nécessaire qu’elle le fût en Afrique ? L’idée d’une langue africaine unique, parlée d’un bout à l’autre du continent, est inconcevable autant que l’est aujourd’hui l’idée d’une langue européenne unique’’. Il est difficile d’être plus catégorique. Faut-il en déduire que dans le feu d’une interview – exercice où les mots peuvent aller plus vite que la pensée – Souleymane Bachir Diagne aurait prêté à Cheikh Anta Diop une position qui n’est pas du tout la sienne ? Je n’ai nulle envie de laisser entendre qu’il s’agit là d’une falsification délibérée. Il est bien possible que Bachir n’ait tout simplement pas fait le nécessaire distinguo entre l’unité linguistique appelée de tous ses vœux par Cheikh Anta et une unicité linguistique si incongrue qu’elle ne mériterait même pas une minute de réflexion.
En fait, Cheikh Anta Diop ne s’est jamais caché la difficulté de sa tâche : concilier l’impérieuse nécessité d’un Etat fédéral africain avec le respect de la riche diversité des cultures africaines et, à un certain niveau, de la dynamique de nos Etats fabriqués, pour ne pas dire trafiqués, pendant la longue occupation coloniale. La question est tout sauf simple et la pensée en mouvement de Diop en saisissait parfaitement les secrètes articulations et la complexité.
Il a du reste souligné à maintes reprises les obstacles potentiels dont certains, de son propre aveu, ne pouvaient être anticipés au moment où il s’exprimait. De savoir de science certaine qui nous avons été, – ‘’Les fils aînés du monde’’, dit Césaire – n’a jamais empêché Cheikh Anta de voir qui nous sommes devenus, des êtres fracturés par les Traites négrières et la colonisation, dispersés, en Afrique et dans le vaste monde, sur des débris pathétiques de territoires.
Tel est le désastre à partir duquel le Nègre doit se rebâtir, repartir, selon son mot fameux, ‘’à la reprise de l’initiative historique’’. C’est cette lecture stratégique qui l’a émancipé des médiocres embarras du court terme. S’il se fait fort de proposer un modèle panafricain concret et viable, il se voit surtout en ouvreur de piste, exhortant sans relâche les générations montantes à aller plus loin que lui-même et à creuser plus profond. Cette vaste ambition a eu une traduction linguistique sur laquelle se méprend gravement Souleymane Bachir Diagne. La principale préoccupation de l’auteur de L’unité culturelle de l’Afrique noire, c’est de permettre aux Africains de communiquer entre eux et avec le reste du monde dans une langue africaine. Le refus d’une unification linguistique du continent à partir des langues des anciennes puissances impérialistes peut, certes, être difficile à admettre pour ceux qui s’en vont répétant avec une étrange délectation que, ‘’ouais, ça y est, le français est devenu une langue africaine !’’ Mais c’est bien là la voie de la dignité et du pragmatisme.
Opter pour le contraire, c’est faire la part belle à une minorité privilégiée anglophone ou francophone et se résigner à ‘’l’avortement culturel’’ dont parle Cheikh Anta.
Pragmatisme. Ce dernier mot est important car il nous rappelle que la grande obsession de Diop sa vie durant a été de trouver des solutions aux problèmes réels des laissés-pour-compte. Il préconise par exemple dans Les fondements économiques et culturels d’un futur Etat fédéral d’Afrique noire, l’enseignement dans toutes les écoles africaines d’une langue – qui pourrait à mon avis être le swahili – afin d’en faire à l’échelle continentale ‘’une langue de culture moderne et de gouvernement’’’. Quid alors du sénoufo, du shona ou du makonde ? On se sent presque gêné de devoir préciser que dans l’esprit de Cheikh Anta Diop, aucune langue n’est appelée à disparaître, que des campagnes d’alphabétisation appropriées doivent au contraire les revitaliser toutes et leur faire donner naissance à une littérature écrite.
Mieux, chaque pays devra faire de l’une d’elles sa langue nationale. C’est ce qui ressort du schéma proposé dans le même ouvrage - Les fondements… - qu’il est arrivé à Cheikh Anta de présenter comme un de ses textes les plus importants. Il y recommande ‘’le choix d’une langue locale à l’échelle d’un territoire donné’’ en conseillant toutefois de veiller à ne pas étouffer les autres. Il va même jusqu’à s’attarder sur les critères d’identification de la langue nationale et de la langue continentale.
Cela dit, le principal grief que l’on pourrait faire à Bachir, c’est de nous avoir servi quasi mot pour mot une resucée des spéculations insidieuses et insignifiantes d’un certain Fauvelle (‘’langue unique’’, ‘’jacobinisme’’ ‘’’Etat-Nation’’), ces propos si vains, en fait, que personne n’a jamais cru devoir les relever. Qu’un penseur aussi respecté – et à juste titre – que Bachir Diagne leur donne ainsi une seconde jeunesse laisse tout de même perplexe. Comme quoi, à force de vouloir mettre les sourieurs de son côté, on peut se retrouver dans la situation de l’arroseur arrosé.
Le choix de traiter par l’ironie le travail de Cheikh Anta Diop a quelque chose de déroutant au regard des questions vitales soulevées par cet historien au parcours peu commun. Nous parlons ici d’un intellectuel qui s’est signalé au monde par un premier texte majeur intitulé Quand pourra-t-on parler d’une Renaissance africaine ? À peine sorti de l’adolescence, il y pose déjà un clair regard sur le destin de l’Afrique noire et se positionne en lanceur d’alerte avant la lettre contre les funestes visées extérieures. Il n’a certes pas été le seul à prévenir du piège mortel d’une indépendance manipulée mais il l’a fait avec une rare lucidité, faits et chiffres à l’appui, en scientifique exigeant et non en ‘’alchimiste’’ aux idées confuses.
La situation actuelle de tant de pays d’Afrique noire, asservis, pressurés et militairement agressés, montre bien qu’on aurait gagné à l’écouter lorsqu’il disait, par exemple, que ‘’la sécurité précède le développement’’.
Mais ce qu’on peut appeler l’énigme Cheikh Anta Diop se situe ailleurs. Repensons un instant à ce tout jeune homme débarqué de son Baol natal qui ose se tenir en face de ses maîtres de la Sorbonne pour leur dire avec une infernale sérénité : “Mesdames et Messieurs, vous êtes dans l’erreur et je vais vous le prouver.’’ S’il les avait traités, comme c’était à la mode, de ‘’sales impérialistes’’ ou de ‘’vampires suceurs du sang de nos peuples’’, ces gens auraient été en terrain connu : la rage impuissante et braillarde du colonisé fait partie du schéma de domination. Mais lui n’est pas du tout en colère, il prétend juste avoir raison, non pas en vertu de la supériorité morale de la victime sur son bourreau mais parce que les faits d’histoire, de la plus lointaine histoire, qu’il se fait fort de leur mettre sous le nez, sont ce qu’ils sont : têtus. Ainsi que le fait remarquer Bachir lui-même, choisir de se situer sur le terrain exclusif de la science, c’est se mettre en position d’être démenti à tout moment par de nouveaux faits. Cheikh Anta Diop a très tôt accepté de prendre cet énorme risque. La querelle portait essentiellement, comme chacun sait, sur les origines de l’espèce humaine et sur le caractère négro-africain – ou non – de l’Egypte ancienne.
Plus d’un demi-siècle après, les découvertes de l’archéologie et de la génétique aidant, le bégaiement idéologique et la mauvaise foi sont à chercher dans l’autre camp. On a tendance à oublier aujourd’hui qu’il a dû longtemps ferrailler contre les uns et les autres pour faire accepter l’idée que l’Afrique est le berceau de l’humanité. Cela est désormais admis par tous, même si l’on attend encore de ses arrogants contempteurs qu’ils fassent amende honorable. Ces victoires – qui, encore une fois, peuvent être remises en question – sont loin d’être anodines mais il se pourrait bien qu’avec Cheikh Anta Diop l’essentiel soit ailleurs : dans la force inébranlable de ses convictions.
Après tout, une des racines du mal africain, ce sont ces ‘’élites décérébrées’’ dont parle Césaire dans Discours sur le colonialisme. Leur soumission à l’étranger nous a coûté très cher à l’aube de la conquête et on a bien souvent l’impression que, tout compte fait, les choses sont allées de mal en pis depuis le violent choc initial, que selon l’expression de Wolof Njaay, tey la Waalo gën a aay. C’est en vérité sur ce rapport mentalement destructeur à l’Autre que Cheikh Anta attire l’attention lorsqu’il dit dans sa conférence de Niamey que ‘’le mal que l’occupant nous a fait n’est pas encore guéri’’. Lui, a refusé de se laisser domestiquer. Il lui a fallu autant de caractère pour oser se révolter dans sa jeunesse que pour rester en paisible rébellion jusqu’à son dernier souffle. Et le laboratoire de carbone 14 de l’IFAN aura été un des hauts lieux de cette singulière insurrection de l’esprit.
Avec Seneplus
Bachir Diagne vient d’en remettre une louche au détour d’un entretien daté du 2 juillet 2010 avec une universitaire du nom de Elara Bertho. Voici, pour ceux qui ne l’auraient pas lu, ce qu’il y déclare : “J’ai deux petits coups de griffe en passant contre Cheikh Anta Diop : premièrement, je me moque un peu de lui avec les mathématiques parce que ce n’est pas si compliqué de traduire la relativité en wolof ! Deuxièmement, il est beaucoup plus jacobin et français qu’il ne le croit parce qu’il veut une langue unique. Cela n’a pas de sens d’avoir une langue d’unification : pourquoi le projet devrait-il être un projet qui imite l’Etat-Nation, c’est-à-dire être homogène avec une seule langue, de manière centralisée ?’’
On peut s’étonner de voir tourner ainsi en dérision, soixante-cinq ans après la publication de Nations nègres et culture, les efforts de Cheikh Anta Diop pour démontrer l’égale capacité d’abstraction de toutes les langues du monde, y compris du wolof. Diop a simplement voulu prouver par ces traductions tous azimuts – ‘’La Marseillaise’’, un résumé de la théorie de la relativité d’Einstein, un extrait d’Homère, etc. - que, très précisément, ‘‘ce n’est pas si compliqué que cela’’, pour reprendre l’expression un rien sarcastique de Bachir Diagne. Il est curieux que le sens de cet exercice lui ait échappé ; il s’agissait pour le grand savant de dire, sans puérile fanfaronnade, aux jeunes chercheurs africains : ‘’si j’ai réussi à traduire en wolof tel texte supposé être d’une farouche abstraction, c’est parce qu’il n’y a rien de plus facile, faites-le vous-mêmes dans vos propres langues !’’ Le moins que l’on puisse dire donc, c’est qu’en s’essayant pour une fois à l’humour, Souleymane Bachir Diagne a enfoncé une porte ouverte. Aurait-il voulu suggérer que la belle réputation de Cheikh Anta Diop est largement surfaite qu’il ne s’y serait pas pris autrement.
Le fait que l’on ne soit pas de l’avis de tel ou tel penseur ne saurait bien évidemment avoir rien d’anormal ou de choquant. Du reste, Cheikh Anta prisait tout particulièrement le débat contradictoire. Très souvent attaqué de son vivant, parfois avec une violence chargée de haine, il a toujours mis un point d’honneur à réagir en nommant l’un après l’autre ses détracteurs (Réponse à quelques critiques) afin de mettre à nu leur malhonnêteté intellectuelle ou leur ignorance ; de même n’a-t-il pas hésité à faire face, en compagnie de Théophile Obenga, aux plus éminents d’entre eux au ‘’Colloque du Caire’’ dont il avait formellement exigé la tenue en 1974.
Mais au moins ces contradicteurs marquaient-ils clairement leur désaccord. On ne peut en dire autant de Bachir dont l’élégant badinage ne formule jamais rien de précis sur le travail de Cheikh Anta Diop. Cette prudente réserve est un véritable tour de force puisque In the Den of the Alchemist est, à ma connaissance, le seul texte qu’il ait jamais consacré à Diop.
Il aura fallu attendre sa discussion avec Elara Bertho pour l’entendre exprimer sans ambiguité une divergence de vue avec l’auteur de Civilisation ou barbarie à qui il reproche de prôner une langue unique. Ce volet de l’interview est le bienvenu en ce qu’il offre une intéressante possibilité d’échange. On fera tout d’abord remarquer que l’accusation faisant de Diop l’avocat d’une langue unique est, pour dire le moins, infondée. Voici en effet ce qu’il écrit à ce sujet dans Nations nègres et culture (Pp 405-406) : ‘’On oublie… que l’Afrique est un continent au même titre que l’Europe, l’Asie, l’Amérique ; or, sur aucun de ceux-ci l’unité linguistique n’est réalisée ; pourquoi serait-il nécessaire qu’elle le fût en Afrique ? L’idée d’une langue africaine unique, parlée d’un bout à l’autre du continent, est inconcevable autant que l’est aujourd’hui l’idée d’une langue européenne unique’’. Il est difficile d’être plus catégorique. Faut-il en déduire que dans le feu d’une interview – exercice où les mots peuvent aller plus vite que la pensée – Souleymane Bachir Diagne aurait prêté à Cheikh Anta Diop une position qui n’est pas du tout la sienne ? Je n’ai nulle envie de laisser entendre qu’il s’agit là d’une falsification délibérée. Il est bien possible que Bachir n’ait tout simplement pas fait le nécessaire distinguo entre l’unité linguistique appelée de tous ses vœux par Cheikh Anta et une unicité linguistique si incongrue qu’elle ne mériterait même pas une minute de réflexion.
En fait, Cheikh Anta Diop ne s’est jamais caché la difficulté de sa tâche : concilier l’impérieuse nécessité d’un Etat fédéral africain avec le respect de la riche diversité des cultures africaines et, à un certain niveau, de la dynamique de nos Etats fabriqués, pour ne pas dire trafiqués, pendant la longue occupation coloniale. La question est tout sauf simple et la pensée en mouvement de Diop en saisissait parfaitement les secrètes articulations et la complexité.
Il a du reste souligné à maintes reprises les obstacles potentiels dont certains, de son propre aveu, ne pouvaient être anticipés au moment où il s’exprimait. De savoir de science certaine qui nous avons été, – ‘’Les fils aînés du monde’’, dit Césaire – n’a jamais empêché Cheikh Anta de voir qui nous sommes devenus, des êtres fracturés par les Traites négrières et la colonisation, dispersés, en Afrique et dans le vaste monde, sur des débris pathétiques de territoires.
Tel est le désastre à partir duquel le Nègre doit se rebâtir, repartir, selon son mot fameux, ‘’à la reprise de l’initiative historique’’. C’est cette lecture stratégique qui l’a émancipé des médiocres embarras du court terme. S’il se fait fort de proposer un modèle panafricain concret et viable, il se voit surtout en ouvreur de piste, exhortant sans relâche les générations montantes à aller plus loin que lui-même et à creuser plus profond. Cette vaste ambition a eu une traduction linguistique sur laquelle se méprend gravement Souleymane Bachir Diagne. La principale préoccupation de l’auteur de L’unité culturelle de l’Afrique noire, c’est de permettre aux Africains de communiquer entre eux et avec le reste du monde dans une langue africaine. Le refus d’une unification linguistique du continent à partir des langues des anciennes puissances impérialistes peut, certes, être difficile à admettre pour ceux qui s’en vont répétant avec une étrange délectation que, ‘’ouais, ça y est, le français est devenu une langue africaine !’’ Mais c’est bien là la voie de la dignité et du pragmatisme.
Opter pour le contraire, c’est faire la part belle à une minorité privilégiée anglophone ou francophone et se résigner à ‘’l’avortement culturel’’ dont parle Cheikh Anta.
Pragmatisme. Ce dernier mot est important car il nous rappelle que la grande obsession de Diop sa vie durant a été de trouver des solutions aux problèmes réels des laissés-pour-compte. Il préconise par exemple dans Les fondements économiques et culturels d’un futur Etat fédéral d’Afrique noire, l’enseignement dans toutes les écoles africaines d’une langue – qui pourrait à mon avis être le swahili – afin d’en faire à l’échelle continentale ‘’une langue de culture moderne et de gouvernement’’’. Quid alors du sénoufo, du shona ou du makonde ? On se sent presque gêné de devoir préciser que dans l’esprit de Cheikh Anta Diop, aucune langue n’est appelée à disparaître, que des campagnes d’alphabétisation appropriées doivent au contraire les revitaliser toutes et leur faire donner naissance à une littérature écrite.
Mieux, chaque pays devra faire de l’une d’elles sa langue nationale. C’est ce qui ressort du schéma proposé dans le même ouvrage - Les fondements… - qu’il est arrivé à Cheikh Anta de présenter comme un de ses textes les plus importants. Il y recommande ‘’le choix d’une langue locale à l’échelle d’un territoire donné’’ en conseillant toutefois de veiller à ne pas étouffer les autres. Il va même jusqu’à s’attarder sur les critères d’identification de la langue nationale et de la langue continentale.
Cela dit, le principal grief que l’on pourrait faire à Bachir, c’est de nous avoir servi quasi mot pour mot une resucée des spéculations insidieuses et insignifiantes d’un certain Fauvelle (‘’langue unique’’, ‘’jacobinisme’’ ‘’’Etat-Nation’’), ces propos si vains, en fait, que personne n’a jamais cru devoir les relever. Qu’un penseur aussi respecté – et à juste titre – que Bachir Diagne leur donne ainsi une seconde jeunesse laisse tout de même perplexe. Comme quoi, à force de vouloir mettre les sourieurs de son côté, on peut se retrouver dans la situation de l’arroseur arrosé.
Le choix de traiter par l’ironie le travail de Cheikh Anta Diop a quelque chose de déroutant au regard des questions vitales soulevées par cet historien au parcours peu commun. Nous parlons ici d’un intellectuel qui s’est signalé au monde par un premier texte majeur intitulé Quand pourra-t-on parler d’une Renaissance africaine ? À peine sorti de l’adolescence, il y pose déjà un clair regard sur le destin de l’Afrique noire et se positionne en lanceur d’alerte avant la lettre contre les funestes visées extérieures. Il n’a certes pas été le seul à prévenir du piège mortel d’une indépendance manipulée mais il l’a fait avec une rare lucidité, faits et chiffres à l’appui, en scientifique exigeant et non en ‘’alchimiste’’ aux idées confuses.
La situation actuelle de tant de pays d’Afrique noire, asservis, pressurés et militairement agressés, montre bien qu’on aurait gagné à l’écouter lorsqu’il disait, par exemple, que ‘’la sécurité précède le développement’’.
Mais ce qu’on peut appeler l’énigme Cheikh Anta Diop se situe ailleurs. Repensons un instant à ce tout jeune homme débarqué de son Baol natal qui ose se tenir en face de ses maîtres de la Sorbonne pour leur dire avec une infernale sérénité : “Mesdames et Messieurs, vous êtes dans l’erreur et je vais vous le prouver.’’ S’il les avait traités, comme c’était à la mode, de ‘’sales impérialistes’’ ou de ‘’vampires suceurs du sang de nos peuples’’, ces gens auraient été en terrain connu : la rage impuissante et braillarde du colonisé fait partie du schéma de domination. Mais lui n’est pas du tout en colère, il prétend juste avoir raison, non pas en vertu de la supériorité morale de la victime sur son bourreau mais parce que les faits d’histoire, de la plus lointaine histoire, qu’il se fait fort de leur mettre sous le nez, sont ce qu’ils sont : têtus. Ainsi que le fait remarquer Bachir lui-même, choisir de se situer sur le terrain exclusif de la science, c’est se mettre en position d’être démenti à tout moment par de nouveaux faits. Cheikh Anta Diop a très tôt accepté de prendre cet énorme risque. La querelle portait essentiellement, comme chacun sait, sur les origines de l’espèce humaine et sur le caractère négro-africain – ou non – de l’Egypte ancienne.
Plus d’un demi-siècle après, les découvertes de l’archéologie et de la génétique aidant, le bégaiement idéologique et la mauvaise foi sont à chercher dans l’autre camp. On a tendance à oublier aujourd’hui qu’il a dû longtemps ferrailler contre les uns et les autres pour faire accepter l’idée que l’Afrique est le berceau de l’humanité. Cela est désormais admis par tous, même si l’on attend encore de ses arrogants contempteurs qu’ils fassent amende honorable. Ces victoires – qui, encore une fois, peuvent être remises en question – sont loin d’être anodines mais il se pourrait bien qu’avec Cheikh Anta Diop l’essentiel soit ailleurs : dans la force inébranlable de ses convictions.
Après tout, une des racines du mal africain, ce sont ces ‘’élites décérébrées’’ dont parle Césaire dans Discours sur le colonialisme. Leur soumission à l’étranger nous a coûté très cher à l’aube de la conquête et on a bien souvent l’impression que, tout compte fait, les choses sont allées de mal en pis depuis le violent choc initial, que selon l’expression de Wolof Njaay, tey la Waalo gën a aay. C’est en vérité sur ce rapport mentalement destructeur à l’Autre que Cheikh Anta attire l’attention lorsqu’il dit dans sa conférence de Niamey que ‘’le mal que l’occupant nous a fait n’est pas encore guéri’’. Lui, a refusé de se laisser domestiquer. Il lui a fallu autant de caractère pour oser se révolter dans sa jeunesse que pour rester en paisible rébellion jusqu’à son dernier souffle. Et le laboratoire de carbone 14 de l’IFAN aura été un des hauts lieux de cette singulière insurrection de l’esprit.
Avec Seneplus