Cela se voulait une plaisanterie. Le bon mot d’un chroniqueur de télévision. « Vous faites tout pour que nous vous violions et quand nous vous violons, nous allons en prison et vous continuez à être libre. […] Cette violence qu’elle [la femme] exerce est aussi grave que la violence que le violeur pourra exercer. Le pauvre qui est tombé dans le panneau prendra dix ans et celle qui a violé toutes les normes morales, sociales, religieuses, continuera à errer. » Ces phrases qui à une autre époque seraient sans doute passées inaperçues ont déclenché un tollé comme le Sénégal en a rarement connu.
(adsbygoogle = window.adsbygoogle || []).push({});Fatma, qui souhaite rester anonyme, se souvient bien de ce lendemain du 8 mars 2018, Journée internationale des droits des femmes. « La phrase a fait rire les invités sur le plateau. Moi je suis restée sidérée devant ma télévision », raconte cette psychologue qui fut elle-même victime d’agression sexuelle. Sur les réseaux sociaux encore silencieux, elle est la première à partager l’extrait vidéo de cette émission diffusée sur la très populaire chaîne TFM à une heure de grande écoute.
Sous son post, les commentaires s’allongent rapidement. D’abord timide, la colère s’amplifie. Un comité se forme. Un communiqué est diffusé via les médias et sur le web pour condamner cette apologie du viol. « Ensuite, les réseaux se sont embrasés, laissant place aux débats sur les droits des femmes puis aux témoignages de harcèlement ou d’agression. C’est quelque chose d’assez rare dans notre société plutôt pudique. Ç’a été notre réveil #Metoo », résume Fatma.
Des dizaines de témoignages
Ce « réveil » sénégalais a été baptisé « l’affaire Songué », du nom du professeur de philosophie El Hadji Songué Diouf, le chroniqueur en question dans l’émission à forte audience « Jakaarlo Bi ». Le comité a décidé de déposer plainte pour apologie du viol et diffamation : 180 personnes se sont portées partie civile et de nombreuses personnalités de premier plan, comme la sociologue Fatou Sow ou la militante politique Marie-Angélique Savané, ont manifesté leur indignation, de même que l’Association des juristes sénégalaises.
« En quelques jours, nous avons reçu des dizaines de témoignages de femmes victimes de sévices sexuels, dont certains remontaient à plus de trente ans », raconte Oumy Ndour, journaliste et modératrice de la page Facebook Ladies Club, un lieu d’échange réservé aux femmes. « Célèbres ou anonymes, elles provenaient de toutes les catégories sociales. Par ses mots, Songué a fait ressurgir quelque chose de bien enfoui. Et le flot ne s’est pas tari puisqu’à ce jour, je reçois encore des témoignages. »
Saisi, le Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA) a condamné la chaîne – propriété du célèbre chanteur Youssou N’Dour – pour « manquements graves », reprochant au chroniqueur autant qu’au présentateur, Khalifa Diakhaté, de « faire d’un sujet aussi grave un objet de dérision en affirmant, pour justifier les cas de viol dont sont victimes les femmes, que ces dernières sont les responsables de leurs propres viols ». TFM a demandé des excuses à M. Songué Diouf et M. Diakhaté a remis sa démission.
(adsbygoogle = window.adsbygoogle || []).push({});« Sutura », la loi du silence
Les initiatrices du mouvement ont été les premières surprises par l’ampleur des réactions. « Au Sénégal, on applique le sutura, la retenue traditionnelle, une loi du silence sur les violences sexuelles », explique Ndèye Fatou Kane, écrivaine et féministe :
« On connaît toutes une amie, une voisine agressée, voire violée, mais pour que la cellule familiale n’explose pas, on se tait. Beaucoup disent qu’on n’est pas prêtes pour ce débat, mais à ce rythme on ne le sera toujours pas dans cinquante ans. Je pense qu’il était nécessaire que la parole se libère et Songué a été un prétexte. »
Quelques semaines avant l’émission, dans le sillage de l’affaire Weinstein à l’origine du mouvement #metoo aux Etats-Unis puis dans le monde entier, elle avait lancé son propre hashtag sur le modèle de #balancetonporc, sa déclinaison française. Mais #balancetonsaïsaï (« balance ton pervers ») n’a pas connu un grand succès, pas plus que #nopiwouma (« je ne me tais pas », en wolof), une autre tentative. « Ici, on préfère compatir aux violences subies par les Américaines ou les Européennes de #metoo que s’exprimer sur celles qu’on subit. Par crainte des pressions familiales et sociales », poursuit Ndèye Fatou Kane.
(adsbygoogle = window.adsbygoogle || []).push({});Des messages lui intimant de se taire, des commentaires menaçant de fouiller son passé et de révéler son intimité au public, Fatma en a reçu. « Je ne dormais plus la nuit. Je croyais être épiée, je craignais qu’on pirate mes mails. Une des filles du groupe sortait même avec un Taser [pistolet à impulsion électrique]. » Finalement, elle a craqué et s’est retirée de la plainte contre M. Songué Diouf au bout d’un mois. Elle n’est pas la seule : même le premier avocat chargé de la procédure a jeté l’éponge.
Requalifier le viol en crime
Aujourd’hui, cette plainte est au point mort. « Nous avons engagé un deuxième avocat, mais le manque de moyens nous empêche d’accélérer, explique Ndèye Khaira Thiam, psychologue et membre du comité. Une ONG souhaite reprendre la plainte à son compte. » Mais à quoi bon, se demandent certaines, puisque la peine maximale qu’encourt le chroniqueur pour apologie d’un délit se limite à 200 000 francs CFA (305 euros) ? « Notre combat est aussi de faire requalifier le viol en crime dans le Code pénal, soutient-elle. Et la peine maximale de dix ans d’emprisonnement n’est que rarement prononcée. »
(adsbygoogle = window.adsbygoogle || []).push({});Pour elle comme pour les autres membres du groupe, il va falloir une profonde transformation de la société. « La situation des femmes est désastreuse : 3 200 cas de viol ont été déclarés en 2016, mais c’est peut-être 1 % des cas réels », déplore Serigne Mor Mbaye, président du Centre de guidance infantile et familiale de Dakar (Cegid), qui prend en charge les victimes de violences :
« Il n’y a jamais eu depuis l’indépendance un projet de société qui intègre les femmes en s’appuyant sur leur créativité et leur résilience pour construire l’avenir. Si c’était le cas, il y aurait moins de mariages précoces, moins d’excisions. Le taux de scolarisation des filles est une calamité pour un pays qui aspire à l’émergence. Nous sommes dans une société gérontocratique où la religion envahit l’imaginaire des gens sans pour autant apporter de solutions. On ne peut confiner nos femmes et nos filles dans la violence et espérer aller de l’avant. »
Les combats sont nombreux
Nombreux sont les Sénégalais qui accusent ce mouvement émancipateur d’être un avatar de l’Occident visant à « profaner une culture, disloquer des familles et bouleverser des ménages », comme le soutient un cadre de TFM souhaitant garder l’anonymat. « On a tendance à croire qu’il n’y a qu’une culture sénégalaise : celle du corps qu’il faut cacher », explique Ndèye Khaira Thiam :
« Mais cette pudeur est arrivée avec les religions monothéistes. Avant, nous avions dans notre histoire de nombreuses femmes aux commandes. Il y a le matriarcat chez les Sérères. Chez les Tiédo, les femmes nues assumaient leur corps. Dans d’autres tribus, elles avaient des enfants hors mariage. La femme reléguée au foyer est venue par la colonisation islamo-berbère puis européenne. Mais la femme sénégalaise n’est historiquement pas soumise. »
A ceux qui remettent en question l’universalisme du message #metoo, la réponse de Fatma est cinglante : « J’ai été victime d’agression sexuelle à Madrid et à Dakar. Les seules constantes, c’est que je suis une femme et ceux qui m’ont fait ça sont des hommes. » Si ce début de mouvement a permis de « renverser le sens de la culpabilité et de lever un peu le poids de la honte », affirme Ndèye Khaira Thiam, la marge de progression est encore grande et les combats sont nombreux : de la création d’un numéro vert et de foyers pour les femmes victimes de violences à la légalisation de l’avortement, interdit même en cas de viol, en passant par la lutte contre l’excision et les mariages précoces.
L’affaire Songué, si elle n’a pas encore sapé les fondements d’un patriarcat culturel et religieux que plusieurs générations de féministes sénégalaises ont déjà tenté de faire vaciller, a en tout cas permis à de nombreuses femmes de parler pour elles-mêmes, par elles-mêmes. De devenir « une menace pour cet ordre inégalitaire », ajoute Fatma. Un nouveau tremblement de terre.
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