Justice sélective

POLITIQUE
Samedi 29 Avril 2017

Au lendemain de la libération de Karim Wade le 24 juin 2016, le ministre de la Justice, Me Sidiki Kaba, avait affirmé lors d’une conférence de presse qu’il n’y avait pas au Sénégal «une justice à deux vitesses». A ce titre, le Garde des Sceaux avait avancé que toutes les célébrités en liberté provisoire verraient leurs procédures aller jusqu’au bout. Mais dix mois après cette annonce, le constat est tout autre. Décryptage !


(adsbygoogle = window.adsbygoogle || []).push({}); «Des VIP qui obtiennent des libertés provisoires qui deviennent définitives, rassurez-vous, les procès sont en cours.  Nous avons été mobilisés par des procès qui nous ont pris trois ans (Karim Wade, Hissein Habré). Mais l’année à venir, tous ces cas, que ça soit des guides religieux ou toutes ces personnes énumérées seront jugés.» Ces propos tenus par le ministre de la Justice, Me Sidiki Kaba, le 24 septembre dernier à l’émission Grand jury de la RFM, sont encore frais dans les mémoires. Parce qu’ils semblaient dissiper un soupçon d’impunité en faveur de plusieurs célébrités en maille à partir avec la Justice. Un soupçon qui a été renforcé par la grâce présidentielle accordée à Karim Wade.
 
Le fils de l’ex-Président avait été condamné définitivement en août 2015 par la Cour suprême à six ans de prison ferme pour enrichissement illicite assortie d’une amende de 138 milliards de francs CFA. Cependant, l’ancien ministre d’Etat n’a purgé que la moitié de sa peine. Et au lendemain de sa libération, le Garde des Sceaux lançait à qui voulait l’entendre qu’il n’y avait pas de «justice à deux vitesses» et que toutes les procédures enclenchées contres des célébrités iraient jusqu’au bout, malgré le fait que ces dernières soient en liberté provisoire.

Parmi ces célébrités dont la procédure est toujours pendante figurent Thierno Ousmane Sy, ancien conseiller en TIC de l’ex-Président Wade, le maire de Ziguinchor Abdoulaye Baldé poursuivi par la CREI. La liste est allongée par le chanteur Thione Seck, interpellé le 27 mai 2015 pour une affaire de faux monnayage ainsi que le guide des Thiantacounes, Cheikh Béthio Thioune inculpé pour complicité d’homicide volontaire, détention d’arme sans autorisation, recel de cadavres et inhumation sans autorisation et association de malfaiteurs dans le cadre du double meurtre de ses disciples…
 
Concernant ces deux derniers, Me Sikidi Kaba avait laissé entendre en septembre dernier qu’ils seraient jugés très bientôt. Même si pour le premier nommé, l’instruction est toujours en cours, récemment le juge  a procédé à l’ouverture des scellés. S’agissant de Cheikh Béthio Thioune, l’instruction a été bouclée depuis belle lurette et son procès annoncé pour le mois de mars passé.



Ces lenteurs, Mes Ciré Clédor Ly et Assane Dioma Ndiaye les expliquent par des arguments loin d’être juridiques. «On l’a constaté au Sénégal et même les magistrats le reconnaissent. Quand il s’agit de dossiers ordinaires, concernant des Sénégalais moyens, la Justice n’a pas de problème. Le train arrive à l’heure. Mais quand il s’agit de dossiers qui peuvent avoir des implications politiques ou sociales, qui peuvent être défavorables ou avoir des impacts plus ou moins négatifs pour le régime en place, c’est là où on a des problèmes», a expliqué Me Ndiaye. Tous ces dossiers, poursuit l’avocat, ont «une connotation politique ou sociale susceptible d’avoir des répercussions négatives en cas de tournures qui seraient considérées comme défavorables au régime en place». Toujours selon le constat du président de la Ligue sénégalaise des droits humains (LSDH), dans ces genres de procédures, le traitement n’est pas souvent le même.

«Il y a un pourrissement de la situation, soit un traitement plus ou moins complaisant», se désole la robe noire qui ne disculpe pas le maître des poursuites dans cette situation. «C’est le Parquet qui enrôle les dossiers et cela dépendra de l’opportunité du politique», soutient-il.  Les propos de Me Ciré Clédor Ly semblent le conforter.  «Le dossier de Cheikh Béthio Thioune est très chaud parce qu’enrôler cette affaire, c’est décréter la remise en prison de M. Béthio. Car on ne comparaît pas libre devant une Chambre criminelle», martèle le conseil. Aussi se désole-t-il que les coïnculpés du guide des thiantacounes continuent de croupir en prison.

Dans une large mesure, Me Ly partage le même avis que son confrère en laissant entendre que certains dossiers peuvent avoir des conséquences politico-sociales énormes. Il estime que même si le fonctionnement de la Justice s’est amélioré avec la tenue régulière des chambres criminelles, «il y a des cas isolés» pour lesquels «l’Etat a un regain d’intérêt». «A chaque fois que c’est le cas, soit la procédure est trop rapide, soit elle est trop lente. Quand l’Etat est dépendant, les ministres peuvent exiger que des dossiers soient jugés à la prochaine session pour des raisons politiques. C’est dire que  lorsque l’Etat est intéressé, il peut  donner des instructions», a affirmé Me Ciré Clédor Ly. C’est ce qui explique, selon ses dires, le fait que les traitements de certains dossiers soient très lents, et d’autres extraordinairement trop rapides. «Mais je ne crois pas qu’en cette période électorale, on programme ces dossiers. Il y a un enjeu derrière», a confié la robe noire.

Des règlements de comptes politiques

Pour ces avocats, il n’y a pas de doute,  il y a une justice à deux vitesses au Sénégal. «Quand il s’agit d’entreprendre des poursuites contre certaines personnes jugées aujourd’hui comme hostiles au régime, on voit la célérité avec laquelle la Justice fonctionne. Mais quand il s’agit de rapports concernant des personnes proches du régime, ce sont des rapports qui vont dans les tiroirs. Personne ne peut plus douter de ça», a déploré Me Assane Dioma Ndiaye qui, sans l’évoquer clairement, sous-entend les récentes convocations de certains responsables du Parti socialiste (PS), notamment Bamba Fall et Khalifa Sall, par la justice pour diverses raisons.

Le système, c’est qu’aujourd’hui, insiste-t-il, le Procureur «n’est pas libre» de ses appréciations personnelles, «il obéit». «S’il y a des instructions écrites, il est tenu de les appliquer surtout s’il s’agit de dossiers plus ou moins complexes. Ce sont des dossiers qu’on appelle dans la Justice des dossiers signalés. Le Parquet est ainsi obligé de s’en référer à sa hiérarchie. En principe, c’est une question d’opportunités ; il apprécie la situation. Si elle est opportune, il agit ; si ce n’est pas le cas, il a tendance à mettre le pied sur la pédale», révèle Me Ndiaye.
 
Aujourd’hui, souligne-t-il, la revendication est «unanime» Elle n’est pas celle des organisations de Défense des droits de l’Homme, elle n’est pas celle des populations. «Elle est également celle des magistrats. Tout le monde le constate. La Magistrature n’arrive pas à jouer son rôle de garant des libertés habituelles et surtout de la liberté de protection et de garant de protection contre l’arbitraire. Et ça, seule une Magistrature indépendante est capable d’assurer ces fonctions et d’appliquer la loi dans toute sa rigueur, rien que la loi», a regretté l’avocat.

Poursuivant son plaidoyer, le militant des droits de l’homme estime qu’il faut qu’on accepte que l’emprise de l’Exécutif disparaisse du fonctionnement de la Justice, même si le Président reste l’autorité qui nomme. Mais les propositions doivent venir des magistrats eux-mêmes. Ainsi, le chef de l’Etat ne ferait que traduire en acte les décisions prises par le collège des magistrats. «Il faut qu’on en arrive à un stade où l’étau va être desserré pour que les magistrats puissent travailler en toute liberté sans crainte de représailles comme des affectations que nous constatons au niveau du Conseil supérieur de la Magistrature», a-t-il préconisé.

ME ASSANE DIOMA NDIAYE : «Il faut une  séparation réelle des trois pouvoirs»

Pour Me Assane Dioma Ndiaye, si on part du principe de la séparation des pouvoirs dans l’architecture de Montesquieu, l’Etat de droit, c’est trois pouvoirs indépendants. L’Exécutif, le Judiciaire et le Législatif. Or, au Sénégal, le président de la République «est à la tête» des deux pouvoirs : l’Exécutif et le Judiciaire. «C’est une anomalie. Même si cela correspond à une évolution de la démocratie à un certain moment de l’histoire, aujourd’hui, cette période est révolue. La Magistrature ne peut plus être sous la tutelle et le pouvoir judiciaire ne peut plus être sous la tutelle de celle politique. Ça, tous les pays qui l’ont compris ont franchi cette étape en faisant en sorte que l’Exécutif ne soit plus sous la tutelle du pouvoir judiciaire», a-t-il déploré.

Dans cette situation, «il ne sera pas facile», reconnaît l’avocat, de lutter contre l’impunité parce que la Justice «n’est pas libre» des prérogatives. «C’est le système qui ne permet pas une libre appréciation, un libre arbitre par ces juges eux-mêmes. Quand on reproche aux juges le fait qu’ils ne jugent pas certaines affaires, ils disent qu’ils ne jugent pas parce que les dossiers ne leur parviennent pas. Si c’est le cas, c’est parce qu’il y a rétention de ces dossiers à un certain niveau. Et ce niveau, ce n’est que le Parquet qui est sous la coupole du ministère de la Justice qui est à son tour sous celle du pouvoir Exécutif», a regretté Me Assane Dioma Ndiaye. Or, pour lui, il est important aujourd’hui que la Justice puisse être comme dans la mythologie grecque telle qu’elle est symbolisée, une balance, un équilibre.
 
 Que la Justice soit une Dame «aveugle», une Dame qui «n’a pas de bras», qui ne se soucie pas de la qualité des personnes. Une Justice qui est «égalitaire», qui sera la même pour tout le monde.

Avec Enquête

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